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WATERLOO TRENTE-QUATRE ANS APRÈS LA BATAILLE.

fut forcée de s’éloigner pour éviter l’eau et le sang qui gagnaient ses genoux. Pour lors, elle entra dans cette pièce, qui n’était pas une cuisine comme aujourd’hui, et elle s’appuya contre cette cheminée. Elle était bien pâle. Les blessés criaient beaucoup, plus ils criaient moins, plus ils ne criaient plus du tout. On recommençait à entendre la pluie, qui se confondait avec la mitraille. Deux heures après, ces satanés rouges revinrent en disant que non, que tout n’était pas perdu. Ils repassèrent par Mont-Saint-Jean, devant cette maison, en marchant sur leurs morts avec leurs canons et leurs chevaux. La femme s’approcha encore de la croisée, mais encore bien plus pâle, pour les voir passer ; et quand ils furent passés, elle s’assit sur ce rebord et avança la tête comme pour voir si quelqu’un venait. Il ne venait que des bouffées de mitraille et un déluge d’eau. — Mademoiselle, je lui dis, vous allez vous faire tuer, si vous restez là, savez-vous ? — Elle me dit : No ! no ! no ! Je finis par croire qu’elle attendait quelqu’un. À la nuit, le bruit cessa. Pour lors, un tout blond petit officier des rouges partit, entra, et ils s’embrassèrent pendant un quart d’heure. Le jeune homme, qui était bien content, lui parlait beaucoup, mais elle ne parlait pas, quoiqu’elle fût aussi bien contente, savez-vous ? Eh bien ! pendant les deux jours qu’ils restèrent à Mont-Saint-Jean, elle n’a jamais plus parlé. Les médecins du régiment des rouges disaient, à ce que j’ai appris en enterrant les autres, ils disaient comme ça qu’elle avait eu trop d’émotion le jour de la bataille, qu’elle ne rattraperait sa voix que si elle avait un enfant, sais-tu ?

— Mais je connais cette histoire, interrompit l’Anglaise aux huit frères tués à Waterloo, c’est celle de lady Pool, qui avait suivi, par amour, son cousin, lieutenant dans le corps d’armée du général Picton. Elle s’est mariée avec lui après la campagne ; ils ont eu des enfans, mais elle n’a jamais recouvré la parole. — L’Anglaise ajouta, changeant de ton et après avoir regardé l’heure à sa montre : « Il est temps d’aller pleurer sur mes frères. » Elle se leva pour partir. Je me levai aussi, — mais je ne jugeai pas convenable de lui proposer de voir ensemble le spectacle que nous étions venus chercher tous les deux sur le terrain où nous appelait la même curiosité, nous n’apportions pas la même manière de sentir. Il eût fallu recourir à l’hypocrisie de la politesse, et cette hypocrisie est quelquefois impossible. Mon instinct personnel devinait et pratiquait en petit ce qui se passe tous les jours parmi les voyageurs d’origine différente attirés à Waterloo. Tous comprennent, quelle que soit leur intimité dans le monde, la nécessité et presque le devoir d’aller chacun de son côté quand ils touchent le seuil de ce temple. Ici la nationalité parle haut, elle se révèle avec force et prend le nom de religion ; la séparation des cultes s’opère naturellement : ceux-ci vont célébrer des vainqueurs, ceux-là évoquer des martyrs.