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espèce de géant à l’air farouche et gauche, qui tendit au licencié une main large comme une éclanche de mouton, et lui dit en espagnol, avec un accent anglais fortement prononcé : — Comment se porte le seigneur don Tadeo ?

— Mieux que ceux à qui vous pouvez en vouloir, maître John Pearce, répondit celui-ci en arrêtant sur son interlocuteur un regard froid et perçant comme une lame d’épée. Savez-vous bien que votre réputation est faite maintenant au Mexique comme au Texas, surtout depuis que…

— Chut ! reprit l’Américain, peu désireux évidemment d’entendre le licencié achever sa phrase. Avec votre permission, j’ai à vous consulter.

— Tout à l’heure, répondit l’homme de loi. Je dois donner la préférence à ce cavalier que j’ai rencontré avant vous.

— De grace, écoutez-moi d’abord, seigneur licencié, interrompit un autre personnage aux yeux louches, aux cheveux grisonnans, et qui portait le costume national du Mexique, j’ai aussi à vous demander un avis.

— Ah ! c’est toi, Navaja ! répondit don Tadeo en toisant le Mexicain qui parut se troubler sous ce regard sévère. Est-il encore question de la mauvaise affaire…

— Chut ! s’écria à son tour le Mexicain. Puisque c’est votre bon plaisir, je prendrai le troisième rang.

Il avait suffi à don Tadeo de faire allusion à deux épisodes sans doute peu édifians de la vie de ses cliens pour être débarrassé immédiatement de leurs importunités. J’admirai cette puissance que donnait à mon compagnon une expérience acquise évidemment au prix d’un commerce intime et périlleux avec les plus dangereux héros de la bohême mexicaine.

— Ah çà ! me dit enfin don Tadeo en se tournant vers moi, pourrai-je savoir maintenant, seigneur cavalier, qui vous êtes et quelle affaire vous amène ? Il faut qu’elle soit bien délicate, car on ne recourt à mon intervention que pour résoudre les difficultés que mes confrères jugent insurmontables. C’est même l’un de ces dignes légistes qui vous aura sans doute conseillé de vous adresser à moi.

Je nommai le licencié qui m’avait vanté le cœur intrépide et la bonne épée de don Tadeo. Celui-ci secoua la tête avec son dédaigneux sourire.

— Il s’agit d’une affaire dangereuse, je le vois bien, reprit-il. L’homme que vous me nommez est mon ennemi déclaré, et il ne m’en envoie pas d’autres. J’ai là, vous l’avouerez, une étrange spécialité. Aussi m’est-il permis d’être quelque peu prompt à dégaîner le soir dans les rues. Que voulez-vous ! je suis de Séville, et on n’a plus pour rien passé quelques années de sa vie parmi les spadassins du faubourg de Triana.