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fut entré, une femme couverte d’un grand voile, d’une démarche majestueuse, s’avança, soutenue par Omar. « Tu peux ôter ton voile, mère, dit Omar, tous les yeux ici sont amis et ne voient en toi que la femme d’un pacha et la mère d’un des plus fidèles serviteurs de la France. » Par un mouvement plein de dignité, Jemna laissa tomber son voile. Nous ne pûmes alors nous empêcher d’admirer cette noble figure, sur laquelle le temps et la douleur, en imprimant leur cachet, semblaient avoir déposé un charme nouveau. Emue, Jemnna resta longtemps sans pouvoir parler. Enfin, ranimée par l’accueil bienveillant du maréchal Bugeaud, levant ses beaux yeux pleins de larmes, elle lui dit : — J’ai été bien malheureuse, mais je crois que la main du Seigneur me protège comme autrefois, puisqu’elle m’a amenée vers toi, sultan français. Je sais que ton cœur est bon autant que ton bras est tout-puissant. J’ai toute confiance en toi. Je ne demanderai rien pour moi, je suis vieille, et bientôt j’irai rejoindre mon mari, qui était sultan comme toi ; mais je mets mon fils sous ta protection : traite-le comme ton fils ; il sort d’un noble sang, et il sera digne du bien que tu lui feras. Chaque jour, mes prières s’élèveront vers Dieu pour que tu sois heureux, toi et les tiens, et chaque jour je lui demanderai la grace de voir Abd-el-Kader et les siens venir, à tes pieds, implorer leur pardon.

Le maréchal, ému, la rassura par d’affectueuses paroles, lui promettant de veiller sur son fils, et nous nous retirâmes, tout pénétrés de respect, sentiment que l’on éprouve si rarement pour les femmes musulmanes. Quelques heures après, au milieu des préparatifs du départ, nous avions oublié Jemna et ses malheurs. La liberté nous était enfin rendue. Le maréchal Bugeaud s’éloignait le lendemain avec sa colonne, et nous allions, avec le général Changarnier, poursuivre les Kabyles jusque dans leurs repaires les plus inaccessibles.


Pierre de Castellane.