Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/941

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui faisait trouver presque partout sa bienvenue ; mais, au demeurant, comme on dit dans la langue d’Amyot, c’était un esprit faible, borné et ambitieux ; oui, ambitieux, voilà le grand malheur. Lord Damville avait à la fois une ame molle et ambitieuse. Son ambition avait des buts de toute sorte. Il avait eu envie d’abord d’être un écrivain politique ; mais comme, d’une part, il n’avait aucune idée sur les faits ni sur les principes, comme, de l’autre, il craignait, par excès de bonté, d’être désagréable aux personnes, ce qu’il avait écrit n’avait pas un caractère très piquant. Il avait songé ensuite à se faire écrivain mondain, et il avait composé un roman de high life ; ce roman était curieux en ce qu’il établissait d’une façon incontestable une vérité fort consolante pour les écrivains qui vivent hors du monde : c’est que mener la vie élégante est ce qu’il y a de moins nécessaire pour la bien décrire. Le mauvais succès de son roman n’avait point découragé Damville. Il se dit très sérieusement qu’il était victime de ses ennemis politiques, et il conserva ses espérances littéraires. Cependant il résolut de faire quelques instans trêve à ses tentatives. Il voulut laisser aux dieux qu’irritent toujours les audaces de Prométhée le temps de s’apaiser. Ce fut dans un moment où son esprit goûtait un repos mélancolique que commencèrent les agitations de son cœur. Il rencontra Jane ; ce fut d’abord sa vanité qui s’éveilla. Il pensa qu’une liaison avec une femme célèbre serait fort convenable pour un homme comme lui ; puis, comme il avait une ame facile aux tendresses, ce pauvre Damville quand il fut l’amant de miss Jane, il devint très épris d’elle. Grace aux caprices de la malicieuse créature, il éprouvait toutes les souffrances d’un amoureux ; par sa nature, c’était un mari, le plus honnête, le plus dévoué, le plus infatigable et le plus fatigant des maris. Il rendait à miss Jane toutes sortes de menus services : visites chez les journalistes, discussions avec les directeurs de théâtre, il se chargeait de tout ; mais aussi quelle part il réclamait dans une vie faite pour la liberté des bohèmes ! Dans sa maison, dans sa voiture, dans sa loge, miss Jane l’avait toujours auprès d’elle. C’était une ombre, et une ombre qui n’était pas muette, que la malheureuse actrice tramait toujours sur ses pas. Damville prétendait diriger l’illustre artiste dans sa carrière dramatique. Il lui donnait des conseils continuels sur les rôles qu’elle devait prendre et sur la manière dont elle devait les jouer. Quand elle avait eu quelque grand succès, il éprouvait de profondes jouissances d’amour-propre ; ceux qui venaient féliciter miss Jane après une première représentation le trouvaient assis à côté d’elle, portant sur le front l’expression triomphante d’un homme à qui sa femme vient de donner une paternité souhaitée ardemment. Chaque création nouvelle de miss Jane, comme il disait en empruntant aux journalistes leur langage, lui donnait une semaine d’ivresse, un mois d’orgueil.