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Comment diable, me dira-t-on, miss Jane le supportait-elle ? Les vrais bohémiens ont des heures où ils sont las de la vie bohême. Dans toute vie bien franchement déréglée, le caprice pour une vie régulière a sa place. Notre actrice avait eu tout à coup la fantaisie d’être comme mariée, puis à ce désir s’en était joint un autre, fort concevable chez une artiste, surtout chez une artiste britannique, un désir de vanité. Miss Jane avait désiré faire la grande dame, avoir un salon où viendraient les hommes les plus considérables des deux chambres, et ce qu’on nomme des littérateurs éminens. Rien ne l’amusait plus, elle, la fille ardente, indomptée, sauvage, du plaisir et de la liberté, que de jouer à la personne convenable. Elle voulait entendre ceux qui avaient admiré son regard enflammé, son impétueuse parole, son caractère de poésie brûlante et désordonnée, s’extasier sur sa manière de traiter la question des céréales, murmurer à son oreille : — Qu’elle est étonnante ! c’est la distinction même ; lady *** n’a pas une meilleure tenue ; elle peut tout ce qu’elle veut. — Par ses velléités politiques et ses habitudes fashionables, lord Damville s’était trouvé en mesure de donner à miss Jane le salon qu’elle avait rêvé. Il avait réuni autour d’elle la fleur des hommes graves et des hommes frivoles, ces beaux oisifs qui ont tant d’affaires, et ces hommes d’affaires qui sont si singulièrement oisifs. Tous les goûts, toutes les opinions étaient représentés chez miss Jane ; on y rencontrait et les soutiens de l’aristocratie et ces élégans défenseurs du radicalisme, qui, en attendant le jour où leurs doctrines détruiront la vie mondaine, se font mondains avec délices. Enfin miss Jane avait une maison ouverte, et une maison où l’on allait en sortant d’un dîner d’ambassadeur ou d’une soirée de ministre. Elle supportait donc lord Damville, mais il y avait des momens où elle en était bien lasse.

Le soir ou Peter Croogh lui présenta William Simpton, elle était dans un de ces momens-là. Damville l’avait toute la soirée irritée d’une façon particulière par ses dissertations sans fin sur la littérature dramatique. L’honnête lord, avait parlé comme un professeur d’athénée, sans s’apercevoir du mal de nerfs qu’il donnait à l’objet de sa tendresse. Il s’écoutait et se charmait, cela lui suffisait. Miss Jane avait essayé de se distraire en causant avec le beau Lionel ; elle n’y avait pas réussi. Lord Norforth avait la prétention de rappeler Hamilton, comme lord Damville avait la prétention de rappeler Fakland. Le genre de sottise vers lequel se tournait Jane était tout aussi fatigant que celui qu’elle quittait. Simpton, avec son regard intelligent, sa parole neuve et franche, lui plut beaucoup. C’était un air vif et frais qu’il faisait pénétrer pour elle au milieu d’une fade et pesante atmosphère ; elle lui demanda de commencer sa statuette dès le lendemain.

Simpton, en revenant chez lui le soir avec Peter Crooh, n’était certainement