Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/950

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abrutissement. Quand l’Autrichien et l’Espagnol furent arrivés, on se mit à table.

Encore si le vieux prince de Nipperg s’était borné à manger tout le fond d’esprit qui aurait pu revenir à son fils ; mais il lui avait laissé par son nom une écrasante dette. Le prince actuel de Nipperg, par sentimens de famille, par pitié filiale, voulait absolument faire, vis-à-vis des artistes et des gens du monde, les frais qu’aurait faits son père. Toujours il se trouvait à court ; c’est une justice à lui rendre : Il supportait parfaitement sa pauvreté ; on pouvait croire qu’il ne la soupçonnait pas. Lorsqu’il sut que William Simpton était sculpteur, il voulut parler statuaire. Il s’extasia sur les narines de l’Apollon du Belvédère. Ce qu’il dit, lord Damville allait le dire. Lord Damville et le prince de Nipperg étaient faits pour s’entendre merveilleusement. Toutefois le prince de Nipperg avait quelque chose de plus léger dans ses prétentions, cela va sans dire. Représentant de la cour de Vienne (Vienne avait une cour alors ; la civilisation n’y avait pas encore élevé des barricades), il avait un tour moins constitutionnel dans le discours et dans les idées. Le beau Lionel, qui, lui, s’était fait le représentant de la cour de Charles II, était d’une légèreté étourdissante. Il jetait au milieu de toute conversation sérieuse le rire dont les marquis, autrefois assis sur la scène, le dos tourné au parterre, interrompaient les tirades de tragédie. Le duc de Penarez mangeait avec application et buvait avec solennité. La tristesse envahissait William Simpton.

Par son nom, il n’avait aucune infériorité ; par son esprit, il avait même une supériorité incontestable vis-à-vis de tous ceux qui étaient là ; mais il n’était pas de leur monde, car William Simpton n’était d’aucun monde, à bien dire. S’il avait eu de vrais châteaux, comme ceux de son oncle le marquis de Colbrige, peut-être Simpton aurait-il beaucoup moins habité les châteaux d’Oberon et de Titania. Faute des magnificences de la vie réelle, il s’était jeté dans les splendeurs de la vie imaginaire. De là lui venaient cette fierté rêveuse, ces dédains mélancoliques avec lesquels les hôtes des pays enchantés traversent cette vie. De là lui venaient aussi parfois un ennui très précis, une très positive amertume. On est condamné à errer seul dans les palais de la fantaisie avec les fées et les génies ; on n’y reçoit pas ceux qu’on aime. William Simpton aimait fort cet Espagnol, — c’était le comte de Villa-Médina, — qui brûla sa maison pour embrasser sa dame ; mais il lui manquait une maison à brûler. Il s’apercevait en ce moment que miss Jane sentait au moins aussi vivement que lui combien cela lui manquait. Cette femme, qui semblait hier si abandonnée aux charmes de l’art, de la poésie, était aujourd’hui tout entière à la magie du luxe, de la fortune, de toutes les grandeurs sociales. Elle caressait Norforth par un petit sourire grondeur dans ses prétentions à l’étourderie ; elle caressa le prince de Nipperg par un sourire de fine approbation dans