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nom que vous me connaissiez hier soir ? pourquoi ne m’appelez-vous pas marquis de Colbridge ?

Miss Jane cacha sa tête dans ses mains et garda un moment de silence. William la contemplait avec angoisse. Enfin elle se leva, les joues couvertes de larmes aux traces enflammées, les yeux secs. Elle venait d’attacher sur ses traits le plus vrai et le plus terrible de ses masques tragiques. Debout devant William, d’une voix où frémissait cette passion à bouleverser des milliers d’ames dont l’art et la nature lui avaient donné le secret :

— Vous venez me reprocher ce matin, lui dit-elle, mon amour d’hier, vous avez raison ; ce sera le souvenir le plus honteux, le plus flétrissant, le plus douloureux de ma vie. Moi qui espérais garder au moins dans cette existence désordonnée que nous font les entraînemens de l’art et les dédains du monde la dignité d’un cœur qui ne s’est livré jamais, moi qui espérais ne pas aimer, j’ai aimé un homme que je devais mépriser quelques heures après lui avoir montré mon amour. Oui, c’est vrai, je m’en souviens maintenant, je savais hier que vous étiez le marquis de Colbridge, quand vous êtes entré dans ma loge. C’est le duc de Norforth qui me l’avait dit, n’est-ce pas ? Lorsque je vous ai vu, vous dont une mauvaise puissance, dont une détestable magie fixaient depuis plus d’un mois l’image devant mes yeux, j’ai bien songé à la nouvelle du duc de Norforth ! Vous savez quelles paroles je vous ai dites à voix basse, quand il y avait du monde autour de nous, plus cet aveu qui m’est échappé au milieu des larmes quand nous avons été seuls. De ce qui s’était dit, de ce qui s’était passé, il y avait des années, il y avait une heure, je n’avais aucun souvenir. Toute ma vie était dans les mots que votre regard arrachait alors à mon cœur. Ah ! ces mots dont ce matin je suis désespérée, doit il me semble que je sois souillée pour les racheter, si je la possédais, je donnerais toute l’Angleterre. Oui, je me le rappelle à présent, vous êtes le marquis de Colbridge, vous êtes riche. J’ai fait une spéculation, n’est-ce pas ? J’ai voulu faire croire au marquis de Colbridge que je l’aimais. Eh bien ! lord Colbridge, maintenant, je vous le dis en face, je ne vous aime pas, je ne vous estime pas, et je désire ne jamais vous revoir.

— Jane, s’écria William, je suis un misérable, j’ai mérité votre haine, votre colère, votre mépris ; mais, croyez-le, en ce moment je mérite aussi votre pitié. Tenez, je suis à vos genoux, j’embrasse vos pieds, je mets mon cœur dans la poussière. Je vous demandé pardon et je souffre. Si vous saviez, combien je vous ai aimée déjà, combien je vous aime et combien je puis vous aimer encore ! Vous êtes ma pensée unique, ma vie entière. Cette douleur même, cette affreuse et injuste douleur que ce matin j’ai ressentie, que tout à l’heure je vous ai laissé voir, me l’a bien prouvé. Quand lord Nortorth est venu m’annoncer