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mort. J’ignorais depuis vingt-sept ans ce qu’il était devenu. La Providence me le rend ; vous étonnez-vous que je m’en réjouisse ?

— Vous m’avez indignement jouée ! ajouta la marquise ne se possédant plus.

— De quoi vous plaignez-vous, madame ? Craignez-vous que Timoléon ne fasse tort à votre fils ? Craignez-vous qu’il ne réclame sa part d’héritage ? Oubliez-vous ses principes généreux, ses doctrines fraternelles ? Il ne veut rien, il ne demande rien, que le règne de la justice et de la vérité.

— Halte là ! s’écria Timoléon, revenu de son étonnement ; n’embrouillons pas les affaires. Oui, je veux le règne de la justice et de la vérité ; mais ce n’est pas nous qui le verrons, ni les enfans de nos enfans. Le monde nouveau dont je vous ai parlé est encore loin de nous. En attendant que l’humanité mette le pied sur cette nouvelle terre de Chanaan, soumettons-nous aux vieilles routines de la civilisation.

La marquise sortit comme un tourbillon, en jetant sur M. Levrault un regard indigné ; Laure la suivit en silence.

Resté seul avec son père, Timoléon se sentit plus à l’aise, car, malgré tout son aplomb, l’attitude de la marquise l’embarrassait. Il coupa court aux épanchemens de M. Levrault, et, après l’avoir interrogé sur l’état de sa fortune avec une insistance, avec une âpreté digne d’un procureur, il reprit d’une voix solennelle :

— Qui m’eût dit que je retrouverais un jour ma sœur mariée à un marquis ? Quand mes amis sauront que je suis votre fils, quand ils m’interrogeront sur cet étrange mariage, que leur répondrai-je ?

— Ah ! mon fils, répliqua M. Levrault d’un air contrit, ta sœur m’a donné bien du chagrin. Je lui avais choisi pour mari un franc républicain, Jolibois, que tu connais sans doute, qui a marché sur la chambre, et que j’allais suivre quand je t’ai rencontré. Laure a trompé toutes mes espérances. Dieu m’est témoin que je n’ai rien négligé pour lui enseigner la foi républicaine. Ses amies de pension lui ont tourné la tête : Laure a voulu être marquise. Te dire ce que j’ai souffert en voyant s’accomplir cette union si contraire à toutes mes croyances, je ne l’essaierai pas. Moi, Guillaume Levrault, m’allier volontairement à l’aristocratie ! Moi, donner ma fille à un marquis élevé dans l’oisiveté ! Peux-tu le croire un seul instant !

— Allons, répliqua Timoléon, je vous pardonne le mariage de ma sœur ; mais je n’ose espérer que mes amis vous le pardonnent aussi facilement. Pour racheter une faute si énorme, à défaut d’expiation, il faut donner des gages à notre sainte cause.

— Des gages ! reprit M. Levrault effrayé ; explique-toi, Timoléon, que faut-il faire ?

— Il faut leur prouver, par un généreux sacrifice, que vous êtes