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couleurs discordantes, de tons criards, de costumes archaïques, de spectres mêlés aux vivans, de fantastiques apparitions nées du chaos ; les aspects changent à chaque instant, les passages fuient et se succèdent comme dans les rêves.

Cette incohérence se manifeste dans les caractères de la manière la plus remarquable. Si l’on cherche ce qui constitue, à proprement parler, le caractère, ce qui en fait le fonds, on trouvera que le caractère repose toujours sur un point fixe, sur une idée inébranlable dans la vie privée, et, dans la vie politique, qu’il repose bien moins sur la force de la conviction personnelle que sur l’appui d’une tradition acceptée et existante. L’opinion ne fait pas le caractère ; l’opinion relève de I’intelligence, faculté mobile, imaginative, tandis que le caractère repose sur les lois éternelles de la conscience et de l’ordre moral. Or, telle est la pression extérieure que les faits exercent sur nous, que notre conscience se rétrécit et s’allonge à chaque instant pour s’accommoder avec eux. Le caractère, socialement parlant, résulte des habitudes fixes et régulières et du milieu dans lequel l’homme vit et agit. Aujourd’hui chaque individu est le point central de la terre, l’axe du monde. Nous faisons de vains efforts pour vivre comme nous vivions naguère. Le côté le plus curieux de nos mœurs depuis février 1848, c’est la gêne visible, l’embarras du maintien, l’hypocrisie de l’allure, le mensonge des démarches. On sent qu’il faut se créer, en face d’une situation nouvelle, une autre méthode de conduite ; mais ce suprême effort, on hésite à le tenter, et l’on cherche timidement à renouer la chaîne rompue des anciennes habitudes. Le moyen pourtant de s’étourdir et de laisser voir, par exemple, des passions et des tendances autres que des tendances politiques, à l’heure qu’il est ! On ressemblerait à ces hommes qui, au sein d’un vaisseau entr’ouvert par la tempête, continuent encore leur repas commencé, et restent dans leur repos habituel. Tout se tait donc devant les faits ; les passions elles-mêmes se replient et s’éteignent. Les mœurs n’ont plus de relief, plus d’éclat extérieur ; elles se cachent avec peine, elles se manifestent avec crainte. Jamais pareille hésitation, pareille incertitude, n’ont existé.

Dans les choses intellectuelles, bien plus mobiles, qui ne se soucient pas de point fixe, comme le caractère, et de coutumes régulières et stables, comme les mœurs, le même phénomène se produit. Chacun s’applique à faire de sa pensée une chose matérielle, retentissante, propre à passer de main en main, comme une pièce de cinq francs ; on la condense en conseils, exhortations, lettres à celui-ci et à celui-là, ou en pamphlets mensuels. L’intelligence s’efforce de plus en plus, nous l’avons dit, de ressembler aux faits matériels, aux choses extérieures ; mais là ne se bornent pas encore les traits caractéristiques de l’incohérence intellectuelle contemporaine. Nous assistons en outre à une