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qui lui était peu habituel depuis quelque temps, s’écria comme un homme qui secoue un lourd fardeau : « Je suis las de griffonner, mais enfin je vais être bientôt à moi-même. » Alors Rohan avertit d’Aiguillon de ce qui se passait, et, à la suite d’une longue dépêche, écrivit un post-scriptum en ces termes : « La tranquillité avec laquelle la cour de Vienne a vu les démarches du roi de Prusse, cette union des Prussiens avec les Russes pour décider du sort de la Pologne, me portent à croire qu’il y a, comme je l’avais déjà prévu, un accord secret fait entre les cours de Vienne, de Pétersbourg et de Berlin pour un démembrement et pour s’attribuer le territoire qui sera le plus à leur convenance[1]. »

Des renseignemens si clairs irritaient d’Aiguillon : il avait bleu accordé lui-même à la force de la vérité quelques vagues aveux de crainte pour l’avenir, il avait même poussé la hardiesse jusqu’à dire que « le silence de la cour de Vienne n’était pas naturel, et que les affaires de Pologne attiraient l’attention du roi ; » mais, n’ayant pas trouvé dans M. de Rohan l’aveugle instrument sur lequel il comptait rejeter tous les torts, le ministre résolut de le perdre en le rendant odieux à la reine, qui le crut engagé avec Mme Du Barry dans une correspondance injurieuse pour l’impératrice Marie-Thérèse. La cour de Vienne, instruite également par ses espions de la clairvoyance de Rohan, le haït pour l’avoir pénétrée. Poursuivi par elle, il tomba victime d’une conduite patriotique, en cela d’autant plus à plaindre que la postérité elle-même, trompée par ses ennemis, lui a voué dès-lors un mépris qu’il n’a mérité que plus tard.

Les réponses de M. d’Aiguillon respiraient le dépit et trahissaient la maladresse. Tantôt il croyait aux projets de démembrement, tantôt il ne pouvait y croire. Voici ce qu’il écrivit à onze jours de distance :

« Nous ne prétendons pas ajouter foi aux bruits qui se répandent, ni même aux avis qui nous reviennent sur le concert établi entre les cours de Vienne et de Berlin. Nous sommes bien plus éloigné encore de croire que ce concert soit fondé sur la destruction de l’indépendance de la Pologne et sur des démembremens du territoire de la république en faveur des différentes puissances qui participent à la négociation, et dans lesquels la monarchie autrichienne aurait son lot comme le roi de Prusse ; cet arrangement paraît bien contraire à tous les principes que les deux cours semblaient s’être faits sur cette matière[2].

« Les discours de l’impératrice qui vous ont été rapportés paraissent peindre au naturel la situation de cette princesse, et l’agitation qui a régné depuis quelque temps dans les conseils de la cour de Vienne ; le résultat de ces discours et des autres particularités que vous nous mandez est entièrement conforme à toutes les notions qui nous viennent d’ailleurs, et il n’est presque plus permis de

  1. 13 avril 1772.
  2. 16 mars 1772.