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plus patient, le plus saint de ces hypocrites personnages ; voyons s’il me réussira.

En parlant ainsi, le cavalier avait sauté à terre ; il prit délicatement dans sa main gantée les babouches que le brahmane avait rangées près de la porte, et les lui plaça sur la tête, droit au-dessus de la triple ligne rouge et bleue qui ornait son front[1]. Le brahmane ne remua pas ; mais la jeune fille, qui se tenait blottie dans un coin de la maison poussa un cri perçant. Les deux cavaliers s’éloignèrent au grand trot, sir Edward un peu contrarié d’avoir touché inutilement les vieilles chaussures de l’Hindou, Arthur riant tout à la fois de l’espièglerie et du désappointement de son ami. Au tournant du chemin, ils jetèrent un regard en arrière ; mais un groupe de laboureurs qu’ils venaient de croiser au passage les empêcher de voir si le brahmane portait encore les babouches sur le front.

Un quart d’heure après cette petite scène sir Edward avait conduit Arthur au milieu des promeneurs répandus dans la plaine qui entoure Bombay du côté de la mer. Cette plaine s’étend entre les murailles épaisses de la ville européenne, appelée communément le Fort, et une autre ville plus gracieuse, plus aérée, dans laquelle civiliens et militaires regardent comme une faveur de pouvoir s’établir. Ce quartier si recherché se compose simplement d’une file de maisons légères, de tentes spacieuses, entourées de fleurs et décorées avec d’autant plus de luxe à l’intérieur qu’elles paraissent plus modestes au dehors. Quand éclate la saison des pluies, la plupart de ces habitations disparaissent, laissant à nu la plage attristée et la grève battue par la tempête ; mais les gros vents et les orages ont à peine cessé, que ces demeures temporaires se relèvent comme par enchantement. En quelques jours, la verdure les a couvertes de nouveau ; la décoration a si vite reparti, qu’on croit avoir rêvé. Alors aussi recommencent, dans l’espace compris entre la ville de pierre et ce quartier mobile, les promenades, les réunions du beau monde, que la chaleur du jour retient captif à peu près tant que le soleil reste sur l’horizon.

Autour de ce noyau d’Européens s’agit une multitude confuse d’indigènes des diverses provinces de l’Inde, de mahométans venus des bords de la mer Rouge et du golfe Persique, d’Arméniens de Trébizonde, de Juifs d’Alep et de Bassora, de Persans, de Kourdes ; car Bombay est l’entrepôt de toute la partie de l’Orient où retentit jadis le nom d’Alexandre, c’est-à-dire la partie qui s’étend, dans les contrées musulmanes, du Nil aux sables du Bélouchistan et, dans les régions idolâtres, de l’Indus à Ceylan. Cette foule devient plus compacte à mesure que les

  1. C’est un signe nommé tilak, que les Hindous attachés aux pratiques de leur religion renouvellent chaque jour après les ablutions du matin et du soir.