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les deux balles de sa carabine. Abattre au vol un pareil fou lui semblait un beau coup ; mais, quand il tourna la tête, la perche, en s’abaissant déposait au milieu de la foule exaltée le sanniassy tout sanglant.

Sir Edward arriva bientôt au Bengale, parfaitement rétabli de sa chute ; une vie de fêtes et de plaisirs l’attendait à Calcutta. Si la langue anglaise avait la sonorité des langues méridionales, Calcutta serait célèbre dans le monde par un de ces dictons que la rime rend populaires, comme Sevilla maravilla, Lisboa cousa boa. Bombay, on le sait, représente la face occidentale de l’Asie ; Madras est la tête et le cœur de la presqu’île indienne ; Calcutta, c’est l’Asie tout entière. La puissance anglaise s’y montre dans sa plus grande splendeur ; il semble que le million d’indigènes qui l’entoure n’est là que pour lui faire cortège et ajouter à son éclat. Briller sur un pareil théâtre était le plus ardent désir de sir Edward ; et il y réussit : La nature l’avait doué de ces qualités précieuses aux yeux du monde qui sont l’apanage du parfait gentleman ; il s’avançait hardiment dans la vie, plein de confiance en sa destinée, sûr de ne jamais faillir aux occasions d’être heureux que le sort lui offrirait, mais comptant aussi que le bonheur ne lui devait jamais faire défaut. Il y a des mortels gâtés par la fortune qui traversent l’existence comme l’oiseau franchit l’espace, sans même voir ni les pierres, ni les ronces de la route. Pour ceux-là, et sir Edward était du nombre, pas un jour qui n’amène un nouveau plaisir, qui n’ajoute un chapitre au roman de leur vie, roman plein d’épisodes, de variété et de mouvement, qu’ils sèment feuille à feuille sur leurs pas et laissent à d’autres moins favorisés le soin de recueillir.

Quelques mois de séjour à Calcutta avaient suffi à sir Edward pour s’y faire remarquer et devenir un homme à la mode. Quand il se sentit parvenu à son apogée, il se maria. Ses amis prétendaient qu’il voulait s’ensevelir dans toute sa gloire : il les laissa dire et s’abandonna doucement au bonheur. Parties bruyantes, chasses hasardeuses, il oublia tout pour mieux goûter le charme d’un amour partagé ; assez long-temps il avait vécu dans le tourbillon d’une vie errante et agitée pour que le repos lui parût compenser le sacrifice qu’il faisait de son indépendance. La jeune fille sur laquelle son choix s’arrêta était une Anglaise née dans l’Inde, qui joignait à la délicatesse gracieuse des races du Nord la beauté plus sévère du type asiatique. Le climat brûlant du Bengale, qui avait imprimé à ses traits une molle langueur, semblait avoir développé, au lieu de l’abattre, l’énergie de son caractère. On reconnaissait en elle une de ces femmes courageuses et romanesques qui se confient sans crainte au galop d’un cheval fantasque et aux caprices d’une mer menaçante, et qui courent avec témérité au-devant des périls et des émotions, mais sans oublier jamais que devant le monde il convient de ne rien trahir de leurs élans passionnés. Sir Edward