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la bouche épanouie en un demi-sourire, M. Levrault avait failli étouffer d’orgueil : il avait cru voir une reine. Avec un peu de littérature, il se fût pris pour Leicester recevant Élisabeth dans son château de Kenilworth. Vainement il s’était promis d’échapper aux charmes de l’enchanteresse : comme ce chevalier dont on avait dévissé l’armure, il avait senti, en moins de six semaines, toutes ses défiances, toutes ses préventions se détacher, tomber, s’évanouir une à une. Était-ce là cette marquise dont avait parlé le vicomte, remplie de morgue et d’insolence, entichée de ses aïeux, ennemie née de toute idée nouvelle, regrettant le régime de la féodalité, et rêvant, dans son château branlant, le rétablissement de la dîme et de la corvée ? Elle portait fièrement son nom ; mais la fierté n’était chez elle qu’une séduction, une grace de plus. Loin de se traîner dans l’ornière du passé, son esprit avait marché avec le temps. Son ame était un instrument qui vibrait à tous les bruits du siècle. Elle honorait la haute industrie, et ne parlait qu’avec déférence de ses travaux et de ses mérites. Sans s’humilier devant l’aristocratie nouvelle, elle était la première à reconnaître ses titres et à les proclamer. Était-ce là cette marquise que maître Jolibois avait représentée comme la Jeanne d’Arc de la légitimité, comme un brandon de guerre et de discorde, comme une torche toujours prête à mettre le pays en feu ? Elle restait fidèle au malheur ; son cœur avait suivi la race de saint Louis sur la terre étrangère. Comme une hirondelle qui bâtit son nid dans les ruines, sa pensée habitait avec les exilés ; mais elle ne cherchait pas à dissimuler les fautes de la restauration et se faisait peu d’illusions sur les chances du prétendant. Ce qu’elle demandait par-dessus tout, c’était le développement des institutions libérales, qui seules pouvaient assurer la grandeur et la prospérité de la France. Elle répétait volontiers qu’une seconde restauration n’était possible qu’à la condition d’entrer franchement dans la voie du progrès et de s’étayer de la bourgeoisie. S’il lui arrivait parfois de rêver le retour de la branche aînée, elle ne s’exprimait jamais qu’avec une excessive réserve sur le compte de la branche cadette. Elle avait la reine en grande estime, n’aimait point le roi, mais respectait en lui l’élu de la nation. Il n’eût tenu qu’à elle d’agiter la Vendée, de ranimer les cendres d’un foyer mal éteint ; cependant elle s’était prononcée contre la dernière levée de boucliers, et n’avait pas cessé de travailler depuis à la pacification et à la fusion des partis. Telle était la marquise de La Rochelandier ; M. Levrault ne revenait pas de son étonnement. Il s’émerveillait surtout de se sentir si parfaitement à l’aise auprès d’elle. Il s’était effarouché d’abord à la pensée que la marquise le tiendrait à distance et le forcerait à se souvenir de la boutique de ses pères. Loin de là, sans rien perdre de sa dignité, de ses belles manières, la marquise avait réussi à l’apprivoiser. M. Le-