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il avait déjà mordu aux réalités de la vie. Toute sa jeunesse ne s’était pas écoulée sous le toit de ses pères. Sans mener grand train, il avait vécu à Paris dans un monde élégant, frivole, dissipé, honorable pourtant, qui s’était empressé d’accueillir, de fêter son nom, son esprit et sa bonne mine. Au bout de quelques années, comprenant que les débris de son patrimoine ne lui permettaient plus de tenir son rang dans ces régions dorées, condamné à l’inaction par les traditions de sa famille, trop honnête pour accepter l’existence d’un Montflanquin, il avait pris le parti héroïque de se retirer dans le château ruiné de ses ancêtres, sa mère et lui se mouraient littéralement de tristesse et d’ennui, quand les Levrault étaient venus s’établir à la Trélade. Notre ami Gaspard avait fait de la marquise un portrait peu flatté, mais assez ressemblant. Il n’était bruit dans le pays que de la sottise et des millions du grand industriel. Depuis quelque temps, Mme de La Rochelandier, dont l’orgueil, aux prises avec la pauvreté, s’était décidé à courber la tête, quitte à la relever plus tard, rêvait pour son fils une mésalliance lucrative qui l’aidât à restaurer la fortune de sa maison et leur permît d’attendre sans trop d’impatience le retour de la légitimité. Mlle Levrault lui était apparue comme la colombe annonçant la fin du déluge. La marquise, qui connaissait tous les visages de la contrée, s’était dit sur-le-champ que cette jeune et gentille amazone, arrêtée dans la cour de son château, ne pouvait être que la fille du grand manufacturier. On devine le reste. À la proposition d’épouser Mlle Levrault, Gaston s’était révolté d’abord ; puis il avait hésité ; bref, il avait fini par se soumettre. Ses visites à la Trélade avaient achevé d’irriter en lui les appétits de la richesse. Il n’était pas épris de Laure ; mais il n’est si bon gentilhomme qui n’en arrive aisément à se démontrer à lui-même qu’il peut épouser sans amour une jeune et jolie personne affligée d’un million de dot. Il ne s’abusait pas sur les sentimens de Mlle Levrault, et se disait que, puisqu’elle ne recherchait en lui que son titre, il pouvait bien, de son côté, ne rechercher en elle que son opulence.

Le siège durait depuis deux mois ; les millions ne se rendaient pas. Lasse d’attendre, la marquise, pour en finir, se décida à donner l’assaut. Elle possédait son Levrault aussi bien que nous le possédons nous-mêmes. Elle avait étudié tous ses côtés faibles, tous ses points attaquables, et n’ignorait aucun de ses travers. Cette science, à vrai dire, ne lui avait pas coûté grand travail. L’ame de M. Levrault était un abîme dont on avait bientôt touché le fond, un labyrinthe où, pour se diriger, il n’était pas besoin du fil d’Ariane. Pour y voir clair, on n’avait qu’à ouvrir les yeux ; pour en connaître tous les détours, il suffisait d’y faire un pas ou deux. Les confidences de Laure avaient com-