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nom des intérêts matériels, au nom de questions de boire et de manger n’ait pas une bien grande fécondité littéraire. Pour communiquer la vie, la première condition c’est de l’avoir. Comment la pensée d’un temps à qui l’ame fait défaut inspirerait-elle la poésie ? La plus philanthropique question de pot-au-feu ne s’élèvera jamais à la hauteur d’une poétique, nous le savons, et il faut un grand fonds de confiance pour s’imaginer que la muse moderne trouvera son Ithaque ou son Italie dans la portion congrue. Le moment où le petit Ascagne peut enfin satisfaire son appétit et manger ses tables, suivant la parole de la pythonisse, serait en vérité une conclusion trop singulière à l’Enéide. Une Iliade et une Odyssée qui ne connaîtraient d’autres inspirations, d’autres récits, que la coupe joyeuse qui circule à la table du vieux Laërte et que les repas des guerriers sous la tente, ne seraient pas des poèmes dignes d’intérêt, même aux yeux des habitans du phalanstère. La gamelle ne saurait devenir un idéal. Et cependant, pour balancer ces excuses d’un art en défaillance, quels spectacles inspirateurs ! quelle lutte, à quelque point de vue que vous vous placiez, de l’ordre et du désordre, du vrai et du faux ! Que de lumières qui s’éteignent ou pâlissent ! que de phares qui s’allument ou du moins semblent poindre à l’horizon ! Êtes-vous de ceux qui espèrent au-delà même de toute raison ? Quel Eden doit vous apparaître à travers le brouillard de poussière et de sang qui s’élève entre le présent et l’avenir ! Êtes-vous de ceux qui se lamentent et qui regardent la société comme un navire près de sombrer ? Les traits de feu d’un Ezéchiel, la poésie en deuil d’un Jérémie, les terribles tableaux d’un Alighieri, ne sont-ils donc pas de mise, et pourraient-ils paraître exagérés, soit pour marquer au front la Jérusalem impénitente qui s’obstine à mourir, soit pour exprimer dignement cet enfer social d’où l’espoir même doit être banni ? Êtes-vous d’une plus douce humeur, d’une complexion plus accommodante ? Les travers de l’humanité vous frappent-ils plus que ses calamités ? La triste expérience des choses vous dispose-t-elle plus au sourire qu’aux larmes ? Du moins êtes-vous enclin à cacher les sérieuses convictions de votre esprit, la plaie saignante de votre cœur sous le voile transparent de l’ironie ? Eh bien ! pourquoi allez-vous demandant la comédie à tous les échos du passé, au XVIIIe et au XVIIe siècle, à la poussière des bibliothèques, au fantôme grimaçant d’un monde qui n’est plus ? Regardez, regardez à vos pieds, autour de vous, et voyez-la ; qui coule à pleins bords, cette comédie intarissable, cette ample comédie aux cent actes divers, dont les ondes reflètent toujours de nouveaux visages, sollicitant incessamment l’œil, et la main qui doivent saisir la mobile image, et fixer les fugitifs contours près de se confondre au souffle des révolutions nouvelles !

Si une partie du domaine littéraire pouvait tirer quelque renouvellement des événemens politiques, assurément c’était le théâtre. Que disaient avant février ceux qui maintenant gardent le silence ou continuent à suivre le chemin banal ? Nous ne l’avons point oublié : — Oh ! si l’on pouvait toucher aux abus et aux personnes, si tout ce qui est constitué voulait bien consentir à se laisser jouer par la comédie, que d’Aristophanes tout prêts à s’élancer, le rire sur les lèvres, le fouet de la satire à la main ! que de Shéridan destinés à illuminer la scène française d’un rayon plus pénétrant et plus âpre ! que de Beaumarchais n’attendant que l’occasion pour éclater en œuvres hardies et triomphantes ! — Cette liberté