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été fâché qu’elle pût l’un ou l’autre. Sa joue brillait comme une fleur de pourpre dont le soleil baignerait les pétales. Sur sa blanche paupière et ses longs cils baissés tremblait tout ce qu’il y a de gracieux dans une confusion mêlée de peine et de plaisir.

« Elle fut bientôt maîtresse de son émotion, et reprit l’empire de ses sentimens. Je vis qu’elle sentait au dedans d’elle-même comme une insurrection, et qu’elle allait la vaincre : — elle s’assit. Je lisais sur son visage ; elle se disait à elle-même : Je vois la limite que je ne franchirai pas ; je sens, je sais le point jusqu’où je peux révéler mes sentimens, et le point où je dois fermer le volume. Je suis allée aussi loin que le permet ma nature vraie, souveraine, immaculée ; je m’y tiens enracinée. Mon cœur peut se briser ; qu’il se brise, je ne me déshonorerai pas, je ne déshonorerai pas la femme en moi.

« Moi, de mon côté, je me disais : Si elle était pauvre, je serais à ses pieds. Si elle était abaissée, je la relèverais dans mes bras. Son or et son rang sont deux griffons qui la gardent de chaque côté. L’amour l’épie, la convoite et n’ose pas ; la passion, qui rôde autour, est aux abois ; la fidélité et le dévouement reculent effrayés. Il n’y a rien à perdre à l’attaquer, tout est gain, et c’est pourquoi la difficulté est indicible.

« Difficulté ou non, il faut faire quelque chose, dire quelque chose. Je ne peux et ne veux point rester silencieux avec toute cette beauté modestement muette en ma présence. — Je parlai ainsi, et je parlai encore avec calme ; — si tranquilles que fussent mes paroles, je pouvais les entendre tomber avec un son distinct, clair, profond :

— Je sais que ma situation sera étrange avec cette nymphe des montagnes, la liberté, Elle est parente, je soupçonne, de cette solitude que j’épousai autrefois et dont je poursuis maintenant le divorce. Ces oréades sont singulières ; elles viennent à vous avec un charme éthéré, comme un crépuscule étoilé ; leur beauté est la beauté des esprits, leur grace n’est pas la grace de la vie, mais celle des saisons ou des scènes de la nature. C’est la fleur humide de l’aube, les teintes rougissantes de la fin du jour, la paix du clair de lune, l’aspect changeant des nuages. Il me faut et je veux autre chose. Je ne suis pas poète. S glorieuse que soit la nature, si grand que soit le culte que je lui voue avec toute la force d’un cœur solide, j’aimerais mieux la voir à travers les deux yeux d’une femme aimée que dans les regards altiers de la plus haute déesse de l’Olympe.

— Junon ne pourrait préparer un beefsteak de buffle à votre goût, dit-elle.

— Je vais vous dire qui le pourrait : quelque jeune fille sans fortune, sans parens, sans amis, assez jolie pour que je pusse l’aimer, honnête, modeste ; d’une pareille créature, je voudrais être d’abord le maître, puis le mari. Je lui apprendrais ma langue, mes goûts, mes pensées, et je la récompenserais ensuite de mon amour.

— Vous la récompenseriez ! Dieu de la création ! s’écria-t-elle d’un air ironique.

— Il faut que je trouve mon orpheline, dites-moi comment, miss Keeldar.

— Faites une annonce et ne manquez pas d’ajouter aux conditions qu’il la faut bonne cuisinière.