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ment n’est nulle part aussi poignant qu’au milieu d’une foule. Nous arrivâmes aux premières lueurs de l’aurore sur les hauteurs d’où l’on voit Grenade pour la dernière fois, près du sentier qu’on nomme encore el Ultimo Sospiro del Moro (le dernier Soupir du More). Comme Boabdil, je me retournai, mais je ne soupirai pas. Je quittais Grenade sans regret ; j’avais envie de dormir : j’aurais donné l’Alhambra pour un bon lit. Le mal du pays commençait d’ailleurs à me prendre : je maudissais le méchant cheval pie que je montais et le bât informe qui me servait de selle ; je faisais, à propos des voyages pittoresques, les réflexions les plus prosaïques ; j’enviais le flegme d’un Anglais qui s’était joint à ma caravane, et qui fumait paisiblement son cigare à côté de moi, faisant sauter à son cheval étique toutes les pierres qu’il rencontrait. Ce sportsman s’était imaginé, huit mois auparavant, d’aller pêcher le saumon en Norvége, et de Christiania, pour regagner le comté de Cornouailles, il était passé par Moscou, Odessa, Constantinople, Beirout, Jérusalem, le Caire, Alexandrie, Naples et Barcelone. Tout chemin mène à Rome. C’était le garçon le plus imperturbable que j’aie jamais rencontré. Il voyageait seul, sans guide, sans savoir et sans comprendre un seul mot d’espagnol, sans s’étonner de rien ; disant sans sourire, les choses les plus plaisantes, acceptant, sans jamais se dérider, les difficultés incessantes où le plaçait l’impossibilité de se faire entendre. Bientôt le soleil commença à nous darder ses rayons. La chaleur devint étouffante ; une horrible migraine me saisit. Courbé sur mon cheval pie, brisé par le malaise, cuit par Apollo, je ne prêtais guère attention au pays plat et triste que nous traversions. Rien de fort intéressant ne s’offrait à nous d’ailleurs, sauf de loin en loin des croix de bois sur lesquelles ces mots étaient écrits : Aqui mataronà Francisco Torres[1], ou bien Bernardo, ou Pedro ; le nom variait, la forme restait la même. C’étaient des souvenirs d’assassinats, vieux, il est vrai, d’une vingtaine d’années. Alhama, ville fort pittoresquement assise au milieu d’une véritable thébaïde de roches crevassées, nous apparut vers midi. Nous entrâmes dans une posada, où je m’étendis piteusement sur un grabat, pendant que l’Anglais faisait honneur aux œufs au jambon que nous servit l’hôtesse. Une fièvre violente m’avait saisi ; mes jambes refusaient tout service, mes oreilles tintaient, et ma tête battait la campagne. Vers trois heures, au plus fort de la chaleur, il fallut remonter à cheval. Pour arriver à Velez, où nous devions coucher, il ne nous restait, selon le guide, que six lieues à faire. Méfiez-vous des lieues espagnoles ! A onze heures du soir, c’est-à-dire huit heures plus tard, nous errions encore dans les sentiers, poussant nos montures harassées, qui trébuchaient à chaque pas dans des chemins

  1. Là on a tué François Torres.