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d’un secret dépit, qui, s’aigrissant dans le silence, devint bientôt presque de la haine.

Dans son impatience, M. Levrault s’était adressé à sa fille pour savoir à quoi s’en tenir sur les projets de son gendre : la réponse de Laure, en redoublant son anxiété, avait achevé de l’exaspérer. Il résolut donc de s’adresser à son gendre en personne. Plus d’une fois déjà il avait été tenté de lui poser nettement la question ; mais, pour deux raisons, cette velléité de hardiesse était toujours demeurée sans résultat. Gaston avait arrangé sa vie de façon à ne rencontrer M. Levrault qu’aux heures des repas, souvent même il passait plusieurs jours sans le voir ; puis, par sa politesse constante, à toute heure, en tout lieu, il avait toujours su le tenir à distance. Vainement M. Levrault avait essayé de prendre un ton familier ; Gaston avait répondu à toutes ces avances de manière à le décourager.

Un matin pourtant, M. Levrault se présenta chez le jeune marquis. Gaston achevait de s’habiller, et n’attendait plus qu’un de ses amis pour aller au bois. Bien qu’on fût en février, il faisait une de ces tièdes journées qui semblent dérobées au printemps. À peine entré, M. Levrault s’établit dans un fauteuil, et, promenant autour de la chambre un regard curieux et satisfait :

— Eh bien ! monsieur le marquis, je vois avec plaisir que vous faites chaque jour de nouvelles et charmantes emplettes. Voilà des bronzes que je ne connaissais pas. Vive Dieu ! votre appartement est un véritable musée. On ne saurait mieux choisir. Votre bon goût se retrouve en toutes choses. Il n’est bruit partout que de l’élégance de vos équipages. Je viens d’admirer dans la cour le cheval arabe que vous avez acheté hier et qui va vous mener au bois. C’est à merveille, monsieur le marquis, vous dépensez gaiement votre jeunesse ; mais votre vie tout entière ne peut se passer ainsi. Vos écuries sont au complet, vous avez dans votre serre les plantes les plus rares de l’ancien et du nouveau monde, votre galerie de tableaux est fort belle, à ce qu’on dit ; mais enfin toute la vie n’est pas là. Maintenant que comptez-vous faire ?

À cette question, Gaston regarda son beau-père d’un air surpris.

— Ce que je compte faire, monsieur ? Ce que j’ai fait hier, ce que je fais aujourd’hui. Partager mon temps entre les exigences du monde et celles de l’amitié ; la matinée au bois, le soir à l’Opéra, au Théâtre-Italien ; chercher pour ma femme d’aimables distractions ; visiter les peintres, les sculpteurs en renom ; assister aux courses de Chantilly, parier, quelquefois courir, n’y a-t-il pas là de quoi remplir la vie ?

— Tout cela, monsieur le marquis, suffirait sans doute à remplir la vie d’un homme sans valeur, qui ne songerait qu’à manger ses revenus. Dieu merci, vous n’êtes pas un de ces hommes-là. Votre nom, votre éducation, votre alliance avec les Levrault, vous imposent des