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de tous côtés que des caprices du sort et des êtres qui ne sont jamais rétribués suivant leurs œuvres.

Entre un pareil drame et nos pièces à effet, il peut y avoir quelques analogies ; mais la tragédie qu’ont plus ou moins conçue et réalisée les maîtres de la scène contemporaine, les Goethe, les Schiller, les OEhlenschlaeger, etc., n’a certes rien de commun avec lui. Elle serait plutôt son antipode, la peinture d’un monde où chacun est rétribué suivant ses œuvres, la science du cœur humain qui met en présence des personnalités bien tranchées et qui laisse, en quelque sorte, les mobiles et les passions dont elles sont composées se déchaîner les uns contre les autres devant le spectateur, pour qu’il les voie se heurter suivant leurs lois et engendrer, en se heurtant, leurs conséquences naturelles.

La géologie nous parle de grands cataclysmes à la suite desquels la terre a été radicalement, transformée. Un astre, sans doute, avait traversé notre orbite, et ce qui existait a cessé d’être, ce qui n’avait pas puissance d’exister a pris naissance. Il semble, en vérité, qu’une pareille révolution ait eu lieu dans le monde moral. Où sont les anciennes doctrines, les principes éternels de la poétique du siècle passé ? L’idéal de nos pères a pris le nom de banalité. L’école de l’autorité a fait place à celle du sens propre. La déduction et la méthode géométrique ont été remplacées par l’induction et la naïveté. Autrefois, depuis les Romains, la poésie se donnait pour but le beau absolu, immuable et incontestable, et l’art d’y arriver (l’art de produire des chefs-d’œuvre) consistait à concevoir d’abord des règles, un système, et à travailler ensuite ingénieusement à le réaliser. Maintenant la poésie n’est plus qu’un épanchement ; elle consiste à répéter sincèrement, je dirais presque servilement, ce que l’on a vraiment senti, ce qui est une émotion, telle qu’il a plu à la nature de nous la donner. Autrefois poètes et peintres avaient la même ambition. Racine et Michel-Ange voulaient-ils retracer une figure quelconque, ils s’appliquaient à lui enlever tout caractère trop spécial, à la désindividualiser jusqu’à ce qu’elle représentât non plus ce qui pouvait distinguer une variété humaine de toutes les autres variétés analogues, mais tout au contraire ce qui était commun à plusieurs variétés différentes, ce qui constituait les traits génériques d’une grande espèce. Maintenant l’ambition de l’artiste est de préciser. Loin de viser à reproduire l’idée que la masse des hommes se fait de l’homme en général, il vise à accentuer dans tous ses détails l’image particulière qu’un certain être a pu jeter sur son ame à lui. Le drame, pour lui, n’est que la mise en scène de tous les contrastes et de tous les accidens de caractère qu’il a pu découvrir.

Qu’un pareil drame puisse également s’acclimater au midi et au nord de l’Europe, pour y porter les mêmes fruits, je ne le prétends pas ; mais assurément il a fait, dans ces dernières années, le tour de l’Europe, et assurément aussi il est bien issu, par Shakspeare, du génie même de la race anglo-saxonne. Il suffit de mettre le pied sur le sol anglais pour reconnaître autour de soi la société dont il porte l’empreinte. L’esprit positif, qui a fait la grandeur du royaume-uni, n’est-il, pas l’esprit même de Shakspeare, la tendance à examiner de près, à attacher de l’importance à tout, se frotter aux réalités sans système et sans conception préalable, en un mot la tendance diamétralement opposée à celle des natures abstraites, qui réfléchissent au lieu d’observer ? Chez Bacon, chez Wolsey, chez Cromwel, comme chez le commerçant tout absorbé à calculer le