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dégoût de la vie se mettait un peu en avant. Le héros avait beau posséder de nobles facultés, c’était plutôt sa mélancolie et son dédain pour les ergoteurs qui lui dictaient ses actes. Depuis lors M. Taylor a marché à pas de géant. Un écrivain anglais, en parlant d’une statue de Henri IV qu’il avait vue à Pau, faisait récemment la remarque que le héros à la française était toujours le héros rodomont. Entre Comnène et Artevelde, il y a à peu près la même différence qu’entre le brave qui met sa bravoure en étalage dans sa mine et l’idéal anglais qui est d’être unassuming de ne pas poser.

Philippe d’Artevelde, qui a fait la haute réputation de M. Taylor, est une chronique dramatique divisée en deux parties, formant chacune une sorte de tragédie complète. Le poème s’ouvre au moment où les Gantois sont réduits à la famine, à la suite de la défaite de Nevèle. Le parti des riches travaille sous main à acheter à tout prix le pardon du comte de Mâle ; le bas peuple est découragé. Van den Bosch (ou Dubois), autrefois serviteur de Jeab Hyons, et maintenant chef des chaperons blancs, s’efforce en vain de maintenir son autorité par la terreur ; il sent qu’il faut un autre homme que lui pour gouverner la ville et la décider à continuer la guerre. C’est alors qu’il songe au fils de Jacques Artevelde, au jeune Philippe, qui jusque-là « avait passé sa vie à muser et à pêcher dans la Lys ; » et qu’il le fait accepter pour chef aux Gantois, dans l’espoir d’exercer sous son nom le pouvoir.

Ce qui saisit dans l’œuvre de M. Taylor, et ce qui décèle tout d’abord l’homme supérieur, c’est la position qu’il a prise pour juger la lutte des communes de Flandre et de leur seigneur. Qu’un écrivain nourri dans notre atmosphère et habitué d’enfance à s’enthousiasmer à priori pour toutes les insurrections, comme à voir en elles les origines de la liberté, se fût passionné pour Philippe d’Artevelde, il n’y eût rien eu là que de très ordinaire. La révolte des Gantois fût devenue pour lui une thèse. Dans son héros, il eût représenté le type du champion de la liberté comme au XVIIIe siècle on représentait le patriote romain, avec tous les attributs du genre. Ainsi fait le commun des martyrs. Que si nous supposons au contraire que l’histoire de Philippe d’Artevelde eût été méditée par un homme animé d’un tout autre esprit, par un homme que son éducation ou ses réflexions eussent dispose à voir dans toute insurrection les menaces d’un chaos en révolte, et dans toutes les formes anciennes de l’autorité les véritables ancêtres de la liberté, les institutrices qui, en pliant le hommes à reconnaître une règle et une nécessité en dehors d’eux-mêmes, les ont rendus capables de vivre librement côte à côte sans se heurter, un tel homme, suivant toute probabilité, n’eût jamais songé à choisir Artevelde pour héros ; il eût seulement aperçu en lui, comme Froissart, « l’ennemi de toute gentillesse, » ou plutôt il n’eût aperçu sous ses traits qu’une idée préconçue : celle qu’il se faisait lui-même d’avance des périls de la force aveugle et désordonnée.

Rien de pareil chez M. Taylor ; il a eu mille yeux comme Argus. La violence, on s’en aperçoit aisément, ne lui est pas sympathique. Il sait que le danger contre lequel on ne saurait s’entourer de trop de précautions n’est pas exclusivement dans l’autorité. Sous les justes griefs des opprimés poussés à l’émeute par les abus du pouvoir, il distingue fort bien les instincts irréfléchis, les enthousiasmes ignorans, les caprices et les passions individuelles, qui s’apprêtent à profiter des digues renversées pour se déchaîner à l’aventure et ramener