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intelligence virile. Ce qu’il a vu et admiré dans Artevelde, c’est l’homme lui-même, l’homme de génie au milieu des flots soulevés d’une révolution du XIVe siècle, le curieux spectacle de la puissance intellectuelle avec toutes les ressources qu’elle trouve en elle pour dominer les forces qui l’entourent et pour les plier à réaliser sa pensée. Ce qui ressort enfin de ses tableaux, non moins que de l’histoire, c’est que le grand homme, lors même qu’il s’enrôle du côté des masses ameutées, n’a encore de puissance et d’empire sur les événemens que parce qu’il combat pour faire prévaloir le règne de l’ordre et de la prévoyance, parce que son sentiment est l’horreur de l’anarchie, parce qu’il est toujours l’homme dont la nature se révolte contre la licence des instincts aveugles, et qui comprend que pour tous la première nécessité est de se sentir protégés par une règle nettement définie.

Il est admis et passé en axiome que la raison d’Artevelde fut incapable de résister à l’enivrement de la prospérité. À cet égard, nous avons accepté, sans trop l’examiner, l’opinion du vieux Froissart, qui, tel qu’il était, ne pouvait guère concevoir qu’un chef de marchands révoltés eût pu, sans folie, offrir la bataille à la fleur des chevaliers français et à l’acier des lances de Bourdeaux. Trop sage pour juger aussi sévèrement les derniers actes du capitaine de Gand, M. Taylor ne nous l’a pas moins représenté, après sa victoire de Bruges, comme un homme supérieur entraîné à sa perte par une idée exagérée de sa puissance. Peindre ainsi sa décadence après sa grandeur, c’était aborder un dangereux sujet. Il était à craindre que le poète, après avoir incarné dans son héros les causes qui élèvent, n’incarnât ensuite en lui les causes qui font tomber. M. Taylor n’a point donné contre cet écueil. Jusqu’au bout, Artevelde est resté Artevelde. Rien de ce qui était primitivement en lui n’y a été anéanti. Lors même que sa ruine s’apprête, il a toujours son ancienne prévoyance, sa rectitude, son amour de l’ordre, sa pitié pour les souffrances ; il sait tout ce qu’il savait, seulement il sait de plus qu’il a battu à Bruges le comte De Flandre, qu’il a une haute position à défendre, et qu’il a été capable de mener les hommes et de faire triompher ses concitoyens en dépit d’eux-mêmes. Pour le perdre, il suffit que ces souvenirs partagent avec les mobiles de sa jeunesse le gouvernement de son âge mûr. M. Taylor n’a éludé aucune autre des difficultés de son plan. Les premières scènes du poème nous avaient fait voir qu’il avait toute son ame pour aimer ; il sera intéressant de voir comment il aime encore alors que les soucis ont pris leur part de son vaste esprit. Adrienne est morte, et, tandis que le capitaine de Gand est à l’apogée de sa grandeur, les hasards de la guerre font tomber dans son camp une belle étrangère, une Italienne, jadis maîtresse du duc de Bourbon.

Artevelde vient de refuser à Elena la vie d’un prisonnier. « Ne parlons plus de cela, dit-il en s’interrompant brusquement ; le monde prétend que nous nous aimons ; vous le savez sans doute ?

« ELENA. – Monseigneur ?

« ARTEVELDE. — Le monde, partout où sont réunis des hommes et des femmes, est fort prodigue de profondes remarques, et il se plaît à semer des myrtes et des roses sur les tombeaux. Pensez-vous qu’ils puissent y pousser ?

« ELENA. — Monseigneur, veuillez me pardonner ; vos paroles sont des énigmes qu’il m’est impossible de comprendre.

« ARTEVELDE. — En vérité ? Je ne croyais pas avoir ce défaut ; mais il est des