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Dans la préface du Comte Hermann, comme dans une foule d’incidens de la vie littéraire de M. Dumas, on rencontre, sous une forme moins déguisée encore et plus naïve que chez tout autre, ce personnalisme, cette habitude constante de n’étudier qu’en soi seul les divers phénomènes de la vie intellectuelle et morale. Cette traduction permanente de l’ensemble du monde idéal par ses propres idées, cette façon de ramener à ses propres impressions tout ce qui émeut, attriste ou charme l’humanité, cette contemplation de soi dans les autres, a eu, hélas ! sur les destinées de notre siècle, une influence plus funeste et plus grave que celle que nous nous proposons de constater ici. En élargissant notre point de vue, peut-être y trouverions-nous en germe l’explication de bien des malheurs, la solution de bien des problèmes : le rapetissement progressif des caractères, l’absence de dévouement, d’héroïsme de courage sincère, le salut de tous sacrifié, jeté au vent, livré aux plus capricieux hasards, pour satisfaire l’intérêt, l’ambition ou la vanité de quelques-uns. Mais, en bornant nos aperçus aux questions qui nous préoccupent d’ordinaire, n’est-il pas permis de chercher, dans ce personnalisme opiniâtre, la raison d’un fait que nous avons souvent déploré : la stérilité, la décadence de l’art dramatique dans notre siècle ? Qu’on ne s’y trompe pas ; qu’on ne s’empresse pas trop de sourire de la direction un peu frivole que nous donnons à une question aussi sérieuse. Tout se tient, tout se lie dans la physionomie morale d’une époque, et peut-être la sublime modestie de Turenne s’explique-t-elle par la simplicité sublime de Corneille.

Nous n’hésitons pas à le dire : si notre siècle, riche en génies, en facultés d’un autre genre, a vu dégénérer et décroître l’art dramatique ; si le théâtre moderne attend encore le talent original qui doit lui rendre la splendeur et la vie, c’est que le poète dramatique doit, avant tout, vivre hors de soi, s’absorber dans l’harmonie générale de l’humanité et de son temps, et en résumer les traits caractéristiques dans une œuvre qui est à tous, mais qu’il fait sienne par la concentration puissante de son génie. Cela est si vrai, qu’une sorte d’ombre et de mystère couvre le berceau des poésies dramatiques, effaçant la renommée des hommes dans le rayonnement des œuvres. Quels sont, dans les temps modernes, les trois plus grands poètes, les trois plus sérieuses gloires du théâtre ! Shakspeare, Corneille, Molière. Le premier dont la biographie est à peine connue, même en Angleterre, qui a exercé des professions infimes, dont la vie est entourée d’un nuage, que tout l’éclat de ses chefs-d’œuvre n’a pu dissiper et de qui Walter Scott a pu dire, en nous le montrant respectueusement incliné devant les courtisans d’Elisabeth : « L’immortel saluait les mortels. » Le second envers qui Dangeau se crut quitte en inscrivant un soir sur ses tablettes : « Le vieux bonhomme Corneille est mort par ses comédies. Le troisième enfin, qui demeura jusqu’à trente-huit ans égaré, perdu dans les rangs obscurs et aventureux d’une troupe de comédiens de province, et que Louis XIV trouva assez chétif pour pouvoir, sans danger pour son ombrageuse grandeur, condescendre et se familiariser avec lui. Eh bien ! Ces trois poètes n’ont été si grands que parce que, grace à leur origine, à leur position, aux tendances de leur caractère et aux allures de leur siècle, ils ont put tenu dans le monde une place aussi petite, y laisser une trace aussi faible que devait être immense et glorieuse, plus tard, la place de leurs ouvrages et la trace de leur