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génie ; parce qu’ils ont pu disparaître, s’effacer, s’oublier constamment dans l’étude de leur modèle, et qu’aucun ombre de personnalisme ne venait se placer entre leurs regards et cette grande famille humaine qui devait leur fournir des types ineffaçables et immortels. On pourrait dire que c’est à Racine que la corruption commence à poindre, ou du moins à se laisser pressentir, si un pareil mot pouvait convenir à propos de cette muse enchanteresse. Ce qui est vrai, c’est que, chez. Racine, on sent déjà, on devine le poète, le poète moderne, avec quelques-unes de ses faiblesses. C’est avec Voltaire que le personnalisme s’installa décidément, sur le théâtre ; aussi est-ce avec lui que décroît et tombe la véritable poésie dramatique, car ses tragédies, on l’a remarqué depuis long-temps, ne sont pas des drames ; ce sont des plaidoyers habiles, éloquens, pathétiques, personnifiés dans des caractères faux, et empruntant à des intrigues romanesques une sorte d’entraînement factice.

Et cependant Voltaire chez.qui le bon sens dominait tout quand la passion ne l’aveuglait pas nous paraît aujourd’hui, à distance, un modèle d’abnégation et d’oubli de soi-même, quand nous le comparons aux poètes de notre siècle. Voyez lord Byron, le premier en date et en génie ! Comme ses facultés, si brillantes quand il teint de ses couleurs les aspects de la nature, les enivremens de la jeunesse, de l’amour et de la beauté, perdent de leur force et de leur éclat, quand cet esprit si personnel veut mettre en jeu des passions vraies et des caractères réels à travers les péripéties du drame ! Le génie de Goethe est plus compréhensif ; il sait mieux s’abstraire de lui-même, ou, s’il s’y replie dans une sorte de contemplation solitaire, c’est pour faire de cette étude, patiente un moyen d’arriver à des notions générales ; ce n’est plus lui, c’est l’humanité que Goethe observe en s’observant. Aussi, bien qu’il manque de jet et de mouvement dramatique, a-t-il écrit pour le théâtre des œuvres qu’on n’oublie point, et pourtant qu’il y a loin, comme vérité humaine, de Gœtz de Berlichingen à Richard III, de Faust à Hamlet ! Mais c’est en se rapprochant encore plus de notre époque que l’on apprend jusqu’où peut aller cette disposition maladive, si énervante pour l’intelligence en général, pour le génie dramatique en particulier, et qui accoutume le poète à ne plus regarder au dehors, à s’enfermer dans sa pensée, à faire de son ame quelque chose de pareil à ce miroir enchanté des contes de fées, où les princes amoureux croyaient sans cesse voir l’objet de leurs tendresses. Hélas ! de qui le poète aujourd’hui est-il amoureux, si ce n’est de lui-même ? Nul n’a poussé cet amour plus loin que M. Dumas,’et quand nous l’avons vu, l’autre soir, résumer en quelques lignes emphatiques la synthèse de notre époque, chercher dans nos orages, nos agitations et nos malheurs, une auréole pour le Comte Hermann, et nous donner ce drame émouvant, mais incomplet, pour la révélation d’une nouvelle forme dans l’art, d’une phase nouvelle dans le culte du beau, nous avons compris comment M. Dumas avait failli compromettre, par sa préface, le succès de sa pièce, et comment, avec d’incontestables facultés dramatiques, il ne laissera, après tout, au théâtre rien de solide et de durable.

C’est encore un talent bien personnel que celui de Mme Sand, quoique doué d’un sentiment plus élevé, plus pur, plus exquis. Ce sentiment, on le retrouve jusque dans ses œuvres les plus défectueuses ; il a survécu heureusement à ses écarts les plus déplorables. N’est-ce pas une des surprises, des rares bonnes fortunes