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et élancée qui embarque une vingtaine de boeufs, un troupeau de moutons, des masses de poules et de canards. « Où va ce chargement ? demandez-vous. — A Jersey, à Guernesey, monsieur ; pauvres îles qui tirent toute leur subsistance des côtes de Bretagne et des ports de Normandie. — Et ces caisses qu’on charge à bord, quelle en est la destination ? — Elles m’appartiennent, répond un commis-voyageur ; je vais faire un déballage dans les îles ; un riche pays, monsieur, où l’on cultive mieux que chez nous, où il se fait plus de commerce que dans les villes de Saint-Malo, de Granville et de Saint-Brieuc prises ensemble ! »

Votre curiosité est à bout ; vous n’y tenez plus. Le bateau à vapeur a fait annoncer à son de caisse qu’il partait le lendemain. Vous vous embarquer, et en deux heures le Wonder ou le South-Western vous transporte à l’entrée du port de Saint-Hélier, la capitale de l’île et de l’état de Jersey. Le riant aspect de la baie a déjà séduit vos regards ; vous avez hâte de courir sur les promontoires qui baignent leur pied dans l’écume des flots et couronnent de verdure leurs flancs abrupts. Sautez à terre : ne craignez point qu’un douanier porte sur vos bagages et jusque sur votre personne sa main officielle, ni qu’un gendarme vous tienne en arrêt. Allez, entrez de plain-pied dans cette ville retentissante du bruit des marteaux et du mouvement des ateliers. Nul ne vous demandera qui vous êtes et d’où vous venez. Dès les premiers pas vous avez senti avec une indicible joie que vous foulez une terre de liberté. Combien de proscrits, amans furieux de cette même liberté qu’ils avaient essayé de faire triompher chez eux par la violence, ont été surpris et confus de la trouver là si discrète, si désarmée, si peu ombrageuse !

La sensation de bien-être que le voyageur éprouve en abordant à Jersey lui fait oublier en un instant tout ce qu’il a entendu dire d’incohérent sur ce petit pays. Il comprend d’instinct que quelques heures de navigation ont suffi à le transporter sur une terre toute différente de celle qu’il vient de quitter. Sur cette plage étrangère, aucun obstacle, aucune formalité tracassière n’entrave sa marche ; il se croit chez lui. Pareil à l’oiseau devant lequel s’ouvre l’espace, il s’élance vers les sites charmans qu’il à entrevus du milieu des flots comme dans un rêve. Un attrait irrésistible l’entraîne vers l’intérieur de cette île, dont les aspects changeans offriront à son regard les fraîcheurs de la Normandie et les âpretés de la Bretagne. Nous le suivrons dans sa promenade, d’abord parce que le pittoresque abonde sur cette côte variée, et puis parce que, chemin faisant, les monumens du passé se présenteront à nous. Or, les monumens, en tous pays, c’est l’histoire et dans l’histoire de Jersey nous trouverons le secret des institutions qui ont fait de cette île et du reste de l’archipel un petit monde à part.