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extrême, mais fatale, de sa conception ? En rendant la déclaration facultative, il chargerait des commissaires municipaux d’arbitrer souverainement les revenus. Il n’y a pas de pénalité dans la loi, cela est vrai ; mais quelle plus grande pénalité que l’arbitraire !

Quelle est aujourd’hui la tendance de la civilisation, sinon, tout en développant la vie publique, de fortifier dans ses retranchemens comme un asile inviolable, le domaine de la vie privée ? Ces retranchemens, si nécessaires à la famille et à l’individu, l’impôt du revenu y fait une large brèche ; il oblige en effet le contribuable à mettre à nu ses intérêts, à dévoiler le produit de ses efforts quotidiens et les calculs de ses espérances. Le contribuable, aux termes du projet, ne doit pas avoir de secrets pour l’état, c’est-à-dire qu’il n’en doit avoir pour personne ; il se trouve donc à la merci de ceux-là mêmes qui peuvent voir sa prospérité d’un œil d’envie, ou tirer parti contre lui de son infortune. On nous donne ainsi la vie en commun, moins le devoir d’une mutuelle assistance, moins cette fraternité que l’on écrit partout avec profusion sur les murs, mais dont les lois révolutionnaires et les cœurs ne semblent garder qu’une empreinte bien affaiblie. Quel est cependant le commerçant, quel est l’industriel dont le crédit résisterait à cette exposition permanente ? On veut ouvrir le grand-livre des revenus, sans songer que chaque page y serait bientôt marquée par le déficit et par la banqueroute. L’importance des catastrophes que déterminerait l’impôt du revenu excéderait très certainement, chaque année, celle des ressources qu’il pourrait fournir à l’état.

Ces dangers s’aggravent, on le sait, de la situation de la France. Il existe un parti menaçant encore aujourd’hui qui fait ce qui dépend de lui pour amener une guerre sociale. Sous une forme ou sous une autre, en termes directs ou par la voie des inductions détournées, ce parti enseigne à ceux qui ne possèdent pas, et qui sont en petit nombre heureusement, que ceux qui possèdent doivent tôt ou tard rendre gorge. Les adeptes que l’on a échauffés de déclamations contre la propriété et contre le capital ne croiront-ils pas que le jour de cette prétendue rétribution est arrivé, si le fisc s’en va toiser et afficher les fortunes ? Quand on aura fait ainsi l’inventaire public de chaque famille, quand on aura écrit sur la porte de chaque maison le chiffre des valeurs qu’elle contient, la somme des jouissances dont elle est l’expression, pense-t-on que l’on n’aura pas fourni un irrésistible aliment aux passions anarchiques ? Même dans la société la plus fortement assise, la plus éclairée, la plus morale, il ne semblerait pas prudent d’ouvrir toutes les portes et de laisser les richesses exposées dans les rues. Que sera-ce dans une société qui vient d’être agitée et ébranlée jusque dans ses fondemens, que les barbares du dedans tiennent perpétuellement en alarme et comme en état de siége, et où toute mauvaise passion peut se couvrir