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à coup le pauvre Vendéen vit s’ouvrir la porte de la chambre où il souffrait, et la plus étrange, la plus inattendue des apparitions s’offrir à son regard, où l’extase allumait son immobile clarté. C’était bien Élisabeth telle qu’il l’avait vue tant de fois, telle qu’elle était vivante au fond de son cœur, qu’elle dévorait. Elle se dirigea vers son lit d’un pas hardi, droit, rapide, et d’une voix brève et vibrante : — Ainsi, dit-elle, pour obéir à un mouvement d’orgueil et de colère, vous ne craignez point de désespérer qui vous aime ! Vous avez outragé mon hospitalité et mon affection ; vous avez tout oublié… — Ah ! s’écria Robert, c’est maintenant que j’oublie tout ce qui n’est pas cette heure, mon désespoir d’il y a un instant, mes angoisses d’il y a quelques jours, mon inquiétude et mes tristesses de toute ma vie, j’oublie tout, excepté, dit-il après un moment de silence pendant lequel ses yeux s’emplirent de larmes, mais de chaudes et douces larmes, excepté ma mère, Élisabeth, dont je pense que l’esprit me protège et vous envoie ici.

Elle lui raconta comment elle était venue le trouver par un de ces mouvemens emportés de dévouement naturels à cette ame, où Dieu avait mis sous la poussière de tant de pensées frivoles et arides un fonds immense de bonté. Agitée d’une sorte de remords en songeant à la scène du matin, elle était montée, après le dîner, dans la chambre du blessé ; elle avait trouvé cette chambre vide, et avait compris la vérité. Le duc avait été faire une visite dans les environs avec Lanier et Panonceaux ; elle demanda un cheval. Quelquefois elle faisait dans son parc des promenades comme celles que Mme de Sévigné faisait à minuit dans son mail ; elle aimait la lune, la songerie et la liberté. On l’avait donc vue sans étonnement s’enfoncer dans les allées. Bientôt elle avait gagné les champs ; en sautant haies et fossés, elle était arrivée à Vibraye. À son retour, si on l’interrogeait, elle dirait qu’elle s’était égarée ; si on la pressait trop, elle ne dirait rien, car il s’éveillait facilement en elle des accès d’indomptable fierté.

Robert, pendant qu’elle parlait, couvrait de baisers ses deux mains qu’elle livrait aux transports de cette bouche altérée avec un abandon à la fois plein de dignité et de tendresse.

— Écoutez, dit tout à coup la duchesse, il faut maintenant que vous juriez de revenir demain à Saint-Nazaire, et de ne plus quitter ce pauvre château, dont vous ne garderez pas un mauvais souvenir, n’est-ce pas, sans m’avoir dit adieu ?

L’amoureux jura tout ce qu’elle voulut. Cependant il était urgent pour la duchesse de quitter Vibraye. Le château de Robert était, à juste titre, beaucoup plus suspect et plus exposé à de fâcheuses visites que le château du beau Raoul de Montceny. À chaque instant, on pouvait, au nom de la loi, pénétrer jusque dans la chambre où le blessé goûtait les délices de ses pures et héroïques amours. Alors que devenait Élisabeth ?