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rendus à sa patrie le grand orateur mérite qu’on ne le juge trop sévèrement, même sur ses propres aveux.


III

Le grand événement de la vie de Cicéron, c’est la conjuration Catilina. À ce titre seul, nous nous y arrêterions déjà avec quelque préférence ; mais ce sont, nous l’avons dit, les rapports du siècle de Cicéron et du nôtre que nous cherchons à mettre en évidence, et, à ce point de vue surtout, la conjuration de Catilina mérite qu’on l’étudie avec attention : c’était moins une conjuration politique qu’une tentative de bouleversement social ; on ne proscrivait pas tant sénateurs que les riches ; on ne voulait pas tant s’emparer des magistratures que des fortunes. Écoutons plutôt les conjurés eux-mêmes. Le discours que nous a conservé Salluste est un programme tout entier de socialisme : Catilina commence par retracer en quelques traits pleins d’amertume l’extrême richesse des privilégiés, l’extrême misère du grand nombre. « C’est pour ces aristocrates, dit-il, que les rois, les nations, les provinces, paient leurs tributs : pour eux seuls les honneurs, le loisir, la fortune ; pour vous le travail, les dangers et la misère ; mais tous ces biens sont à vous, si vous savez les conquérir : c’est votre patrimoine qu’ils dévorent, c’est votre misère qui fait leur opulence. Leurs palais remplis de statues et de vases d’or et d’argent, leurs jardins où ils se promènent sous des ombrages épais, resserrent l’étroite et fétide demeure où vos femmes et vos enfans expirent sur un grabat. » Puis, après avoir évoqué ces sombres tableaux, qui ont allumé de tout temps la fureur et la cupidité des classes pauvres, il leur montre aussi l’infâme capital, qui les tient esclaves et les livre à la tyrannie de leurs créanciers. « Réveillez-vous, s’écrie-t-il, et faites-vous vous-mêmes justice ! Qu’on abolisse les dettes, et que les aristocrates soient condamnés à rendre gorge ? » Toute la science des théories socialistes se retrouve dans ce discours. On y a devancé les fameuses doctrines du capital sans intérêt, de l’émancipation du travailleur, de l’égalité des salaires[1] ; il n’y manque que la fraternité. Écartez les plis, toujours un peu fastueux, de la toge romaine, essayez de vêtir ces hommes à la moderne, donnez des habits ou des blouse à tout cet auditoire d’hommes à longues barbes que Salluste nous représente réunis au fond d’un club ténébreux, loin des regards de la police, ramassés dans les sentines de la grande ville, ambitieux rebutés, gens ruinés, repris de justice ou destinés à l’être bientôt : ne

  1. Corpus liberum habere ; — Saevitia feneratorum ; — propter magnitudinem aeris alieni ; — argentum aere solutum. (Sallustii Bellum Catailinarium.)