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L’intervention des Chinois dans les affaires intérieures du Thibet n’est pas seulement favorisée par la constitution du pouvoir central. Ce pays rappelle par plusieurs côtés l’ancienne organisation féodale. Ainsi, à côté des districts directement gouvernés par le Talé-lama et son nomekhan se trouvent des principautés soumises au pouvoir des lamas-houtouktou. Les houtouktou relèvent du Talé-lama, son investiture leur est nécessaire, ils doivent se mettre toujours à sa disposition et le prendre pour juge de leurs différends ; mais ici encore le fait domine le droit. Les houtouktou ne reconnaissent guère l’autorité du gouvernement de H’Lassa que quand ils la craignent ; de plus, ces bouddha-vivans, oubliant qu’ils ne sont qu’un seul et même dieu en plusieurs corps, aiment beaucoup à batailler les uns contre les autres, et très souvent le vaincu implore, pour dernière ressource, la médiation ou l’intervention des Chinois : ceux-ci sont toujours prêts. Leur politique avec les chefs thibétains ou tartares rappelle absolument celle des Anglais dans l’Inde, et, de même que dans l’Inde les Anglais ont toujours quelque ennemi acharné, il y a toujours au Thibet un bouddha-vivant qui rêve l’extermination des Chinois. Aujourd’hui ce bouddha réside à Djachi-loumbo, capitale du Tibet ultérieur ; il ne le cède en puissance temporelle et spirituelle qu’au Talé-lama ; depuis quelques années même, il le dépasse en réputation de sainteté : c’est un vassal qui menace de dominer le suzerain. Le sentiment national fonde sur lui un espoir d’autant plus grand, que d’anciennes prédictions désignent le bouddha-vivant de Djachi-loumbo comme devant conquérir un jour le monde entier. Provisoirement ce prétendant organise son armée sous le titre de confrérie des kélan. Cette association s’est déjà étendue du Thibet à la Tartarie mongole, et les Chinois commencent à y voir une menace. Cependant, comme le bouddha de Djachi-loumbo paraît devoir subir plusieurs incarnations avant d’entrer en campagne, ils ne s’inquiètent pas trop de ses projets belliqueux. Pour eux, la suprême sagesse consiste à vivre au jour le jour ; leur affaire, c’est de gagner du terrain pas à pas et diplomatiquement. Sous ce rapport, ils sont habiles à saisir toutes les occasions ; la conduite du kin-tchaï avec les missionnaires français le prouve assez clairement.

En 1846, le poste de kin-tchai était occupé par un mandarin dont le nom n’est pas inconnu en Europe : c’était Ki-chan, celui-là même qui fut chargé, vers 1840, comme commissaire impérial, d’aplanir les différends qui avaient surgi entre la Chine et l’Angleterre. Ki-chan avait de pleins pouvoirs, et l’on se rappelle qu’il en profita pour faire cession à l’Angleterre de la petite île de Hong-kong, cession que l’empereur ne voulut point ratifier. En Chine, un négociateur malheureux ou désavoué court grand risque d’être condamné à mort. Ki-chan obtint grace de la vie, mais il fut dégradé ; on confisqua ses biens, on vendit