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mourir ou à risquer sa peau… Ainsi il ne resta plus de rois en Europe, plus de rois, excepté le harangueur public haranguant sur un tonneau, dans un journal, ou se faisant agréger à un parlement national pour y haranguer. Durant quatre mois environ, la France, et jusqu’à un certain point toute l’Europe ne fut plus qu’une cohue présidée par M. de Lamartine du haut de l’Hôtel-de-Ville… Triste spectacle, pour des hommes de réflexion, que ce pauvre M. de Lamartine tant qu’il dura, dernière personnification du chaos encore une fois de retour, et doué cette fois du don d’éloquence pour démontrer qu’il était le cosmos !… Des étudians, de jeunes littérateurs, des avocats, des journalistes, de bouillans enthousiastes sans expérience ou des fous ruinés et furieux, telle est la classe d’hommes qui excite et déchaîne les insurrections, agissant partout sur le mécontentement des masses et soufflant partout le feu : cela peut donner à réfléchir sur le caractère de notre époque. Jamais jusqu’ici les jeunes gens, je dirais presque les enfans, n’avaient exercé un pareil empire sur les affaires des hommes. Nous avons bien marché depuis le jour où le mot senior fut choisi pour désigner les chefs, les supérieurs, comme il en a été dans toutes les langues, — et certes ce n’est pas là un document fort honorable pour la sagesse de nos jours… Le drame est certainement plein d’intérêt ; les émouvantes péripéties y abondent, et la multitude de pousser des cris de jubilation, de triomphe et d’admiration ; en prose et en vers, des hymnes exaltés redisent comment l’ère nouvelle s’est enfin ouverte, comment est enfin arrivé l’an Ier si long-temps attendu de la félicité suprême. Peuple immortel et glorieux ! sublimes citoyens français ! héroïques barricades ! triomphe de la liberté civile et religieuse ! Oh ! ciel ! une des misères les plus inévitables du penseur sérieux dans de telles circonstances, c’est précisément ce flux tumultueux de rhétorique et de psalmodie qui déborde incessamment de la pauvre et folle bouche humaine Votre vieille maison lézardée, si long-temps maudite en pure perte, a fini par vous exaucer ; sa façade pour tout de bon s’est détachée et repliée dans la rue ; les planchers peuvent encore être soutenus par le bout des poutres et par l’adhérence des vieux mortiers. Quoique bien inclinés déjà, il se peut qu’ils restent en l’air jusqu’à ce que certains clous rouillés et certaines mortaises vermoulues aient cédé ; mais est-il donc bien agréable d’entendre, à pareil moment, tous les locataires célébrer en chœur les nouvelles délices de la lumière et de la ventilation, de la liberté ou de leur position pittoresque ? est-il donc bien doux de les entendre remercier Dieu de ce qu’il leur a enfin octroyé une maison suivant leurs vœux ? »

Pour M. Carlyle, le spectacle de l’Europe est donc loin d’être rassurant. Ce qu’il voit, c’est que jusqu’ici nos révolutions ont simplement révélé sur quel volcan sans fond, sur quelle mine universelle de matières fulminantes et toujours en révolte reposent à l’heure qu’il est nos sociétés avec tous leurs arrangemens et leurs acquisitions. À ses yeux à lui, il y a le néant, partout le néant, rien que le néant et la preuve que la démocratie est le fait universel et inévitable des jours où nous vivons. « Quiconque a chance d’enseigner ou de diriger, nous dit-il, doit commencer par reconnaître ce fait. Durant ces soixante dernières années, depuis la grande ou première révolution française,