Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/1095

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si, par hasard, un parlement avec n’importe quel genre d’élections n’était pas la méthode décrétée par cette dernière autorité, alors prenons y garde : il serait urgent pour nous de nous en apercevoir et de changer de voie, car, nous pouvons en être assurés d’avance, nous aurions beau être unanimes à vouloir poursuivre notre route : chaque pas que nous y ferions serait, en vertu des lois éternelles des choses, un pas de fait, non dans la direction du progrès, mais précisément dans le sens inverse… unanimes ! Il s’agit bien d’unanimité. Le plus admirable système électoral ne fera pas doubler le cap Horn à votre vaisseau. L’équipage peut voter ceci ou cela, sur le pont et dans l’entrepont, de la façon la plus harmonieuse et la plus adorablement constitutionnelle ; le vaisseau trouvera sur la route des conditions déjà votées et fixées avec la rigidité de l’airain par les élémens, les antiques puissances, qui s’inquiètent fort peu de ce qu’il vous plait de voter. Si, en votant ou sans voter, vous savez reconnaître ces conditions et vous y conformer vaillamment, vous doublez le cap Horn ; sinon les vents butors se chargeront de vous repousser et de vous repousser encore ; les glaces inexorables, comme de muets conseillers privés, viendront, de la part du chaos, vous arrêter de leurs terribles et chaotiques réprimandes ; à demi gelés, vous serez jetés sur les rochers patagoniens, ou bien, en manière de conseil, vos conseillers de glace vous briseront comme verre pour vous envoyer droit chez les requins[1], et jamais vous ne doublerez le cap Horn. De l’unanimité à bord du vaisseau ! oh ! sans doute, cela peut être fort agréable pour l’équipage et pour son faux-semblant de capitaine, s’il en a un ; mais si la ligne qu’il suit le mène dans le ventre de l’abîme, cela ne lui sera pas de grand profit. En conséquence, les vaisseaux ne font pas usage de scrutin, ni d’urnes d’aucune sorte, et ils rejettent les capitaines de l’espèce faux-semblant. Des fantômes de capitaine et des votes unanimes, c’est là pourtant la loi et les prophètes par le temps qui court ! »

Voilà enfin une voix virile qui ne parle pas pour courtiser son auditoire en débitant des lieux communs. Dans ses paroles, il peut y avoir du trop et du trop peu. N’importe, elles expriment bien l’intense conviction que le véritable souverain n’est ni le peuple, ni le roi, ni l’aristocratie, mais Dieu lui-même, ou, si l’on veut, la nécessité providentielle, l’ensemble des besoins et des forces naturelles, des aptitudes et des impuissances qui déterminent le possible et l’impossible. Cette vérité-là, si c’en est une, M. Carlyle a droit de dire qu’elle est profondément oubliée, et nous-même, pour le traiter comme il mérite, il faut tout d’abord nous incliner devant lui comme devant un homme qui a eu le don de sentir ce que bien peu d’autres avaient senti, et de le crier haut et fort, tandis que nul n’y songeait. Un jour, un théoricien s’est écrié : « Dieu ne sait pas ce qu’il fait, et il est grand temps que l’homme se charge de sauver malgré lui l’humanité. » Il a scandalisé beaucoup de personnes, et cependant ce qu’il annonçait, tous les échos s’étaient enroués à le répéter. Que faisons-nous, en

  1. Chez Davy Jones, dans le coffre de Davy Jones, expression populaire des matelots américains. Davy Jones était un pirate fameux qui n’épargnait personne.