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effet, depuis tantôt deux siècles ? Nous nous indignons sans répit de ce que le monde ne veut pas se conformer à notre idéal ; nous discourons sur les principes et sur les droits. Chacun commence par décider que le droit de vouloir doit être de ce côté-ci, et non de celui-là, et, sa décision prise, il ne s’occupe plus qu’à organiser sur le papier des humanités en harmonie avec son rêve, des pouvoirs suivant sa théorie du droit, des mécaniques et des machines sociales qui fonctionnent selon ses principes. Dieu sait combien d’activités se sont ainsi dépensées à faire cadrer les mille pièces d’une espèce de casse-tête chinois ! et il ne semble pas qu’il soit venu à l’esprit de personne de se dire une seule fois : C’est fort bien ; mais, avant d’examiner comment les sociétés doivent être pour marcher à notre guise, il ne serait pas mauvais peut-être d’examiner jusqu’à quel point elles peuvent marcher au gré de telles ou telles volontés humaines. Nullement ; tous raisonnent comme si l’unique difficulté était de trouver une solution (pour employer le mot du jour), en d’autres termes, de savoir à qui il peut nous plaire d’accorder le gouvernement absolu de l’univers. — Vouloir, c’est pouvoir, dit l’un ; — ce sont les idées qui mènent le monde, dit l’autre ; — les principes quand même ! répètent les uns et les autres, — et, après avoir posé leur ultimatum à la réalité, ils le divinisent sous le nom d’éternelle justice. Pour eux, l’unique morale est de vouloir quand même ce qui leur parait bon et désirable, ce qui leur convient ; pour eux, le plus saint des devoirs est de proclamer illégitime à priori et de combattre à outrance tout ce qui s’écarte du programme de leurs désirs.

À l’heure qu’il est, c’est au peuple que la souveraineté appartient. On s’est entendu à cet égard, et en conséquence la science politique se réduit à imaginer les meilleurs moyens de constater la volonté du peuple et de le mettre en état de prévaloir. Soit : rien de mieux, rien de plus sage, si le peuple est bien le vrai souverain ; mais tout pouvoir souverain, que je sache, est quelque chose qui peut, et, quand bien même le peuple souverain trouverait juste que la paresse et l’imprévoyance portassent les fruits du travail et de la prévoyance, il n’est pas fort certain que les causes cesseraient, pour lui complaire, de produire leurs effets. Le pouvoir le plus légitimement issu de la volonté générale ne fera pas que deux désirs puissent se satisfaire à la fois, quand la satisfaction de l’un exclut la satisfaction de l’autre. Les conventions nationales les plus conformes aux principes auraient beau remuer et remuer encore des élémens donnés, sociaux ou chimiques : elles ne les forceraient pas à s’agréger contrairement à leurs propriétés. Si c’est bien une loi providentielle qui veut que l’activité ne puisse naître que du désir et de la crainte ; si la souffrance, la misère, la rétribution de chacun suivant ses œuvres, ont réellement un rôle nécessaire à jouer