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Le suffrage universel est loin, bien loin d’être l’unique arrangement que nous ayons pris pour mettre notre sort à la merci du bon sens des masses. Toute cause, chez nous, est portée devant elles. L’autorité vise à leur plaire, les journaux ne parlent qu’à leur adresse. Depuis bien long-temps, toutes les opinions qui ont été conçues en France et qui n’ont pas vu jour à se faire accepter par le pouvoir en ont appelé au peuple, et toutes, pour réussir par le peuple, ont commencé par lui enseigner le mépris de ses gouvernans ; toutes se sont appliquées à lui persuader que c’était à lui de décider dans tous les cas, de juger la loi, de juger sa consigne de soldat et, au besoin, de violer la loi et sa consigne pour n’obéir qu’à sa propre sagesse. Si les masses ne sont pas infaillibles, si du moins les multitudes ignorantes n’ont pas une perspicacité supérieure à celle que donne l’étude, nous n’avons pas lieu de nous applaudir de notre œuvre. Tous les quatre ans, elles peuvent adjuger la France au communisme ou au phalanstère, à la banque d’échange ou à M. Louis Blanc. Tous les jours, les législateurs d’un rassemblement ou les soldats d’un régiment peuvent ouvrir les portes de l’inconnu pour laisser entrer, non ce qu’ils voudront, non ce qu’il peut plaire à tels et tels d’entendre par la république démocratique, mais tout ce qu’il peut plaire à Dieu de faire sortir des élémens déchaînés à ce moment-là.

Vox populi, vox Dei, nous dit-on pour nous rassurer ; mais tout d’abord qu’entend-on par ces mots : le bon sens des masses ? Veut-on dire que, si elles votent blanc ou rouge, c’est parce qu’elles ont mûrement pesé les difficultés à surmonter, les dangers à éviter ? A ceux qui soutiendraient cela, il n’y a rien à répondre ; si ce n’est qu’il ne leur a pas été donné d’entrevoir une seule fois la réalité. Ils ont pu parler à des hommes : ils n’ont vu que des abstractions, des types, — le type peuple, le type armée ! Ces êtres-là, malheureusement, ne font leurs miracles que dans le pays des fantômes. La foule qui tient nos destinées entre ses mains est de tout autre nature. Ce peuple-là, c’est l’instinct qui ne se doute pas même qu’il y ait quelque chose à apprendre. On en a fait le juge suprême, le tribunal en dernier ressort. Comment prononcera-t-il ? Entre plusieurs systèmes, c’est-à-dire entre plusieurs solutions inconnues d’un problème inconnu pour lui, laquelle aura pour elle ses suffrages ? C’est bien là la question de vie ou de mort et la question tout entière pour la France du moins. En Amérique, il se peut que les électeurs n’aient guère à décider qu’entre plusieurs candidats qu’ils ont été à même de connaître, et dont aucun ne songe à bouleverser les institutions établies. En France, ce sont et ce seront des systèmes qui poseront leur candidature devant les majorités, des systèmes dont le plus grand nombre seront résolus d’avance à refaire la société de fond en comble, pour peu qu’ils en aient la puissance.

Cette perspective ne semble pas rassurante à M. Carlyle ni à nous