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demeuré désert jusque dix minutes avant son départ et sans qu’un seul homme se montrât même sur le quai, mais qu’au sifflet du capitaine, plusieurs centaines d’individus étaient accourus de toutes les maisons voisines du quai ou étaient arrivés en canots, et que le temps de lever l’ancre avait suffi pour remplir le navire. Les mêmes journaux ajoutaient que l’expédition se composait de quatre régimens formés avec les anciens soldats de la guerre du Mexique, et portant les noms de Louisiane, Mississipi, Kentucky et Tennessée, suivant l’origine des volontaires, que ses forces totales ne s’élevaient pas à moins de dix mille hommes, que son débarquement serait le signal d’une insurrection générale à Cuba, et que les autorités espagnoles, prises au dépourvu, ne pouvaient manquer de succomber.

Les débats du congrès, la question de l’esclavage, la Californie elle-même, tout pâlit un moment devant l’expédition de Cuba, devenue la préoccupation de tous les esprits. Les têtes s’échauffèrent, des meetings eurent lieu à New-York et ailleurs en l’honneur des libérateurs de Cuba. Quelques journaux cependant eurent le courage de réprouver énergiquement l’expédition et de la montrer sous son vrai jour, c’est-à-dire comme une agression injustifiable contre un pays ami et comme un véritable acte de piraterie, qui entraînait pour ses auteurs la perte de leur nationalité et la pénalité des crimes de haute trahison. La plupart des feuilles américaines ne partageaient point d’ailleurs la confiance du Sun. Les nouvelles de la Havane apprenaient en effet que le capitaine-général, loin d’être pris au dépourvu, était instruit de ce qui se préparait, et avait des moyens de résistance plus que suffisans. Il avait sous ses ordres au moins vingt mille hommes de troupes régulières, vieux soldats venus d’Espagne et choisis avec soin, bien vêtus, bien nourris, recevant une paie triple de celle du soldat anglais et double de celle du soldat américain, n’ayant par conséquent aucun motif d’être infidèles à leur devoir. L’île en outre était gardée par six frégates, et l’on y attendait de jour en jour le comte de Mirasol, parti de Barcelone au commencement d’avril avec deux frégates et cinq bâtimens de guerre à vapeur portant six mille hommes de troupes fraîches. Il paraissait donc évident que les aventuriers américains recevraient une chaude réception, et les journaux des États-Unis blâmèrent énergiquement les chefs de l’expédition, non pas d’avoir formé une entreprise digne des forbans du XVIe siècle, mais d’avoir entraîné à une perte presque certaine tant de braves gens qui auraient pu faire réussir un projet mieux combiné.

Un des bateaux à vapeur qui font le service entre Chagres et New-York, et qui touchent à la Havane, l’Ohio, arrive bientôt à New-York, et son capitaine déclare n’avoir pu obtenir la permission d’entrer à la Havane, ni même d’y débarquer les sommes considérables qu’il avait pour plusieurs négocians de cette place. Il ajoute que toutes les transactions étaient interrompues, que la Havane était en état de siège et l’île entière en état de blocus, que la milice était sous les armes, et qu’un corps de troupes régulières était dirigé contre Lopez, qui, après avoir débarqué à Cardenas, s’était emparé de cette ville, et marchait sur Matanzas, à la tête de deux mille hommes. Cette nouvelle, sans rendre plus probable le succès de l’expédition, donnait à croire cependant que les aventuriers n’échoueraient qu’après une lutte sanglante. On était loin de prévoir le dénouement ridicule de l’entreprise.