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soit remplie de grandes pensées noblement exprimées, elle n’a qu’un seul défaut, c’est d’être absolument impossible. Danton et Charlotte se jugeant mutuellement, et se jugeant eux-mêmes comme la postérité les jugera, se condamnant, se résignant sans colère aux reproches qu’ils ont mérités, ajoutant une page à la Science nouvelle de Vico, aux Idées de Herder sur la philosophie de l’histoire, sont une fantaisie par trop hardie et que je ne puis pardonner à M. Ponsard. Danton essayant de sauver Charlotte Corday, lui proposant de haranguer le peuple pour dérober sa tête à l’échafaud, n’est pas une invention moins singulière. Sans doute, il ne fallait pas baisser le rideau sur le meurtre de Marat ; mais la conclusion morale ne devait être énoncée ni par Danton ni par Charlotte. Et puis cette conclusion, pour être acceptée, devait tenir compte des personnages qui l’entendent bien plus encore que des spectateurs assis dans la salle. Sieyès lui-même, malgré toute sa pénétration, malgré la sagacité prodigieuse de son esprit, ne pouvait pas juger la convention comme nous la jugeons aujourd’hui, cinquante-sept ans après la mort de Marat. La vérité, placée par M. Ponsard dans la bouche, de Danton et de Charlotte Corday est une vérité trop vraie, puisque le poète ne tient pas compte du temps.

Il y a malheureusement, dans le drame nouveau, comme dans Lucrèce, comme dans Agnès de Méranie, plusieurs sortes de style qui s’accordent assez mal. La conversation chez Mme Roland est écrite avec une simplicité qui parfois devient prosaïque. La scène des faneuses rappelle André Chénier ; le langage de Barbaroux dans son entrevue avec Charlotte manque de franchise, et, par ses nombreuses périphrases, reporte la pensée vers les tirades de la tragédie impériale. La délibération des triumvirs est écrite, d’un bout à l’autre, avec une vigueur toute cornélienne. L’élévation, la noblesse, la familiarité, sont les caractères distinctifs de cette belle et grande scène.

Quant à l’impartialité que M. Ponsard nous annonce dans le prologue par la bouche de Clio, je ne saurais l’approuver, puisqu’elle aboutit dans Charlotte Corday à l’impersonnalité. S’il s’agissait du meurtre de Pisistrate, si à la place de Charlotte Corday nous avions devant nous Harmodius et Aristogiton, j’accepterais à peine l’impartialité du poète, car le poète doit toujours prendre parti pour les vainqueurs ou les vaincus ; mais lorsqu’il s’agit d’un meurtre accompli à la fin du siècle dernier, d’un meurtre béni par nos pères, et qui pourtant devait hâter la mort des girondins que Charlotte espérait sauver, l’impartialité est-elle permise ? Je sais bien que, malgré les promesses du prologue, M. Ponsard n’a pas réussi à déguiser complètement ses sympathies, je sais bien qu’il trahit malgré lui ses affections girondines ; mais il ne demeure pas moins vrai que dans Charlotte Corday l’impersonnalité