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royale ou de l’omnipotence populaire, elle est toujours la même. C’est toujours le moi humain, la personnalité enivrée d’orgueil et de pouvoir, se préférant aux règles générales de la conscience. Et voilà pourquoi les révolutions sont si dangereuses, voilà pourquoi les hommes qu’elles mettent en scène méritent si rarement une admiration ou’ une sympathie sans réserve. Elles favorisent et amplifient ce règne, du moi, si cher à la vanité, à la révolte intérieure, à toutes les secrètes faiblesses de l’ame sans foi et de l’intelligence sans principes elles le substituent à ce faisceau de croyances et de devoirs qui unit dans une même tache et sous une même autorité la grande famille humaine. Abandonné à ce libre arbitre de l’individualisme émancipé, chacun s’y produit avec ses instincts, et l’homme qui mêle au mal qu’il fait ou qu’il accepte un peu, de générosité, d’enthousiasme ou de bravoure, obtient, par comparaison, par complaisance ou par peur, des hommages immérités.

C’est là ce qui explique comment certaines renommées révolutionnaires conservent plus de prestige que les autres, comment Danton, par exemple, est jugé avec plus d’indulgence que ses féroces émules, et comment les girondins ont trouvé des admirateurs parmi ceux qui flétrissent la montagne. M. Ponsard n’aurait pas dû tomber dans cette faute, et nous regrettons que Clio ne lui ait pas enseigné une impartialité moins mesquine. Celle qu’il a prise pour règle l’a gêné plutôt que servi. À tous momens, on sent, en écoutant Charlotte Corday, l’embarras d’un homme qui se préoccupe, avant tout, de l(effet que produiront sur ses auditeurs les sentimens et les idées qu’il prête à ses personnages. Chose étrange ! ce qui a refroidi le succès de ce drame, c’est que l’auteur ne s’y passionne pas, c’est que son ame n’y vibre pas dans le langage de ses héros, c’est qu’il s’est fait, pour ainsi dire, impersonnel, afin de ne heurter aucune opinion ; et en même temps, ce qui donne à sa pièce une allure si glaciale et si guindée, c’est qu’il n’y abdique jamais, qu’il ne s’en remet pas un instant à ses acteurs du soin de nous émouvoir et de nous entraîner à leur guise, qu’il est sans cesse derrière eux, calculant la portée de chaque hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions successives, leur distribuant une somme égale de concessions, de restrictions et de maximes, s’efforçant en un mot de contenter tout le monde, et, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, ne réussissant à contenter personne. Or, s’il est vrai, comme l’a dit un contemporain illustre, que, parmi les ouvrages de l’esprit, les plus excellens sont ceux qui n’ont pas été écrits en vue du public, mais pour répondre à une nécessité du moment ou à une inspiration soudaine, il faut en conclure que, sous ce rapport du moins, le drame de Charlotte Corday occupe l’extrémité contraire. Non-seulement cet ouvrage a été écrit en vue du public, mais de plusieurs publics, et c’est ce qui en a altéré les conditions d’entraînement, d’émotion et d’unité.

L’auteur a-t-il réussi du moins à caractériser et à peindre son héroïne d’une façon nette et précise ? Est-il parvenu à se rendre compte de cette physionomie de Charlotte, mêlée de tons éclatans et de teintes factices dans le romanesque épisode des Girondins ? Charlotte Corday appartient à cette famille de caractères qu’il est difficile de juger d’après les lois communes. Aux belles époques, aux époques chevaleresques, où l’héroïsme n’est et ne peut être que l’expression la plus haute et la plus complète du devoir, Charlotte Corday s’appelle Jeanne d’Arc ; ses magnanimes instincts la poussent au combat ; elle se revêt d’une armure