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et livre bataille à l’étranger, à l’ennemi de la France. Dans les temps mauvais, dégénérés, sous la double influence de l’esprit philosophique et de l’esprit révolutionnaire, Jeanne d’Arc devient Charlotte Corday ; l’armure se change en poignard, le combat en meurtre ; au lieu d’être l’accomplissement suprême du devoir, l’héroïsme s’en isole ; il le froisse pour l’agrandir ; il manque au nécessaire en visant au superflu. Peut-être ce contraste que nous indiquons eût-il pu former la donnée historique et morale du drame de Charlotte Corday ; peut-être un penseur austère, un poète préoccupé des grandes vérités de la philosophie et de l’histoire, eût-il pu en faire jaillir une leçon salutaire et féconde ; peut-être aussi, pour nous intéresser davantage à Charlotte, eût-il suffi de nous la montrer plus simple, plus naturelle, plus jeune fille, jusqu’au moment où un éclair terrible, une force surhumaine la précipite, un couteau à la main, vers la baignoire de Marat. M. Ponsard, cédant à son goût d’accommodemens, n’a pas pris de parti décisif ; il a admis, dans la composition de ce caractère, des élémens divers qui nuisent à l’intérêt de l’ensemble. Ainsi Charlotte nous apparaît au milieu d’une prairie normande ; elle prend part aux travaux de la campagne ; elle soigne, avec une grace filiale et touchante, sa vieille tante de Bretteville, mais, en même temps, elle lit Rousseau ; elle cite l’histoire romaine, elle se livre à des déclamations ambitieuses sur la politique et la liberté, et lorsqu’arrive le moment qui la transforme en héroïne, cette transition, noyée dans un déluge de beaux vers, n’est ni assez préparée pour qu’on y reconnaisse le développement logique du caractère de Charlotte, ni assez soudaine pour qu’on y voie ce coup de foudre, cette inspiration mystérieuse qui imprime à certaines actions humaines le sceau d’une mission divine. Tel est, selon nous, le principal défaut de la Charlotte Corday de M. Ponsard : elle n’est pas assez femme, assez jeune fille ; elle nous toucherait davantage, si, avant d’être saisie de cette résolution suprême qui la condamne à immoler dans son ame tout ce qui rêve, aime ou espère, elle s’abandonnait un peu plus aux sentimens naturels, un peu moins aux déclamations politiques.

Presque partout, dans l’œuvre de M. Ponsard, ces déclamations remplacent le drame ; c’était l’écueil du sujet, et l’auteur ne l’a pas évité ; mais ne pouvait-il pas tirer meilleur parti de cette grande page d’histoire révolutionnaire ? Puisqu’il s’affranchissait, dans cet ouvrage, des entraves et des unités classiques, puisque son talent sage, mesuré, correct, séduit, j’allais dire égaré par le livre des Girondins, s’y décidait à prendre des libertés shakspeariennes, ne pouvait-il pas s’ouvrir un champ plus vaste, jeter dans le cadre qu’il avait choisi plus de variété, de mouvement et d’ampleur ? Là encore, ce qui lui manque, c’est la décision et le parti pris. Nous entendions dire par un homme d’esprit que Charlotte Corday lui faisait l’effet de l’Histoire des Girondins racontée par Théramène ; il y a du vrai dans cette saillie. M. Ponsard a trop recherché, au point de vue du procédé littéraire, cet esprit d’accommodement qu’il apportait dans ses appréciations politiques. Il a compris qu’un sujet aussi actuel, aussi voisin de notre époque, de nos passions et de nos idées ne pouvait s’arranger du rigorisme traditionnel de la forme classique ; mais, timide encore dans ses hardiesses, il n’a pas osé aborder de front l’histoire, se prendre corps à corps avec elle, en ouvrir la veine féconde, et en tirer une de ces œuvres puissantes dont la libre allure eût rappelé les tragédies nationales de Shakspeare. Il s’est borné à nous