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à refuser les réformes. Depuis longues années déjà, l’esprit public était mûr pour l’exercice de ses droits ; figurez-vous ce que dut souffrir cette pensée généreuse et vivace sous l’humiliante tutelle qui lui refusait la faculté d’agir. Réduite à tourner incessamment sur elle-même, condamnée à se tourmenter, à se dévorer dans l’ombre, la pensée de l’Allemagne eut bientôt le vertige, et toutes ces saturnales de l’athéisme dans la patrie de Leibnitz ne peuvent être considérées que comme les grimaçantes visions du délire.

Aujourd’hui tout est changé. Au milieu des désastres qu’elles ont produits, les révolutions de mars à Berlin et à Vienne ont établi du moins le gouvernement constitutionnel, toujours promis et toujours refusé depuis 1813. La vie politique existe. Cet esprit qui déraisonnait dans les ténèbres voit maintenant une large et brillante carrière ouverte à ses efforts, il a des devoirs à remplir et des droits à exercer ; la lumière du soleil lui rendra la sérénité, le spectacle des choses réelles le détournera des abîmes. Déjà tout ce qui concerne la pratique du régime parlementaire a le privilège d’exciter l’intérêt le plus vif. Toutes les questions récemment débattues à Berlin attirent l’attention de la foule, et les écrits qu’elles provoquent en sens contraire attestent une saine activité. Tandis que M. Stahl revendique avec une modération habile les prérogatives du pouvoir royal, de nouveaux talens se révèlent pour la défense des droits du pays. La presse, jusqu’à présent si médiocre, commence à prendre une physionomie originale ; elle sera bientôt l’un des principaux élémens de cette littérature politique que nous venons de consulter, et elle réclamera un examen spécial. On a remarqué que les plus récens écrits sur les problèmes constitutionnels agités à Berlin et à Vienne sont presque tous étrangers aux partis extrêmes ; ils appartiennent à cette majorité éclairée, libérale, intelligente, qui est l’honneur et la force des pays civilisés partout où elle sait être maîtresse d’elle-même. Cette majorité en Allemagne a été long-temps la dupe de ses chimères : c’est ainsi qu’après la révolution de février elle a été dispersée dès le premier choc et livrée à la merci des événemens ; espérons aujourd’hui que la pratique sérieuse de la vie politique ralliera toutes les forces morales de ce grand pays. Sans doute, les symptômes dont je viens de parler n’annoncent pas que tout soit fini ; ce n’est pas l’heure de s’endormir et de se confier dans la certitude du triomphe. À vrai dire, cette heure-là ne sonne jamais pour les peuples qui veulent être libres ; la lutte n’admet point de trêve, et la victoire doit être maintenue chaque jour par la vigilance de tous. L’Allemagne est décidément entrée dans cette virile et laborieuse carrière, elle ne faillira pas à ses devoirs.


SAINT-RENE TAILLANDIER.