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mêlée indescriptible où le sentiment peut-être le plus obscurci, c’est le sentiment de la réalité.

Le siècle où nous vivons offre à l’observateur attentif le spectacle d’un double mouvement plein de singularités frappantes. D’un côté, l’esprit d’abstraction règne et gouverne, exerçant sur les intelligences une despotique fascination ; il enivre les ames vulgaires de fictions, de formules, d’idéalités métaphysiques, et les plonge dans une sorte d’hallucination ardente où elles perdent l’instinct des choses réelles. Un des traits distinctifs de cette fatale passion contemporaine, c’est le mépris de la réalité ; les croyances positives des peuples, les symboles qu’ils reconnaissent, les habitudes simples et vigoureuses où est passée l’essence de leur génie, elle les efface, les altère, les détruit, pour y substituer, — quoi ? une vie factice, un monde chimérique, où vous voyez des ombres se poursuivre et des rêves se faire la guerre, où prospère le commerce des recettes sociales impossibles, où on s’insurge pour faire triompher des mots qu’on inscrit soigneusement sur le papier ou sur la pierre, et qui sont à peine tracés que leur sens est obscurci, que d’autres mots viennent à leur tour éblouir et surprendre l’irrésolution publique. À la place des croyances réelles, vous avez des passions abstraites, la foi au chiffre comme régulateur social ; à la place des symboles qui répondent aux plus profonds instincts humains, des combinaisons scientifiques érigées en pactes constitutifs. Jamais on ne vit, je crois bien, une telle émulation à adorer l’abstraction sous toutes ses formes. Le résultat évident de cet étrange esprit, c’est qu’il dépouille les peuples du sentiment de leur identité, de leur personnalité, en affectant les élémens réels qui constituent leur vie propre ; c’est qu’il supprime les nuances nationales, en ayant en vue l’homme, ainsi que le disait un grand penseur, et non les hommes. L’abstraction a fait du chemin : elle était grave autrefois, solennelle, pompeuse ; elle s’écriait « Périsse un pays plutôt qu’un principe ! » Elle apparaît aujourd’hui sous la forme de rêves maladifs d’imaginations hystériques, et il faut lui rendre cette justice que, pour ces rêves, elle brûlerait encore le monde. — D’un autre côté, un vague et indicible instinct semble pousser certaines nationalités à se reconstituer, certaines races à revendiquer et à défendre leur originalité ; elles s’attachent aux côtés réels et caractéristiques de leur existence ; elles se bercent de leurs souvenirs, entretiennent le culte de leurs traditions, et cherchent à faire éclater la permanence de leur génie dans leurs tendances politiques, dans leur littérature, dans leurs mœurs et jusque dans les incidens les plus frivoles de leur vie. Vous voyez des peuples savourer l’orgueil de leur race, s’exalter dans le sentiment de leur destinée individuelle, s’enthousiasmer d’une coutume, d’un plaisir où se peint leur nature ; ils ont la conscience de ce qui les distingue comme peuples, et portent