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que Toussaint ignore le nombre de ses sujets ? Ce monologue, qui, par les images bibliques, rappelle le législateur des Hébreux, se conçoit difficilement dans la bouche du chef africain. M. de Lamartine, croyant agrandir le personnage, n’a réussi qu’à le dénaturer. Sans m’arrêter à la vraisemblance rigoureuse, dont la poésie n’a pas à s’inquiéter, je me demande si Toussaint, homme de ruse et de persévérance, peut se laisser emporter par la rêverie si loin de la réalité. Que l’Africain illettré parle avec abondance, qu’il trouve pour sa pensée des images variées, je le veux bien. Encore faut-il que sa pensée s’accorde avec son caractère.

Un moine dont les leçons ont tiré son intelligence des ténèbres, qui a fait de l’esclave un homme, le surprend au milieu de son anxiété. Toussaint songe à ses enfans livrés en otages, et recule maintenant devant la guerre qu’il appelait tout à l’heure. Le moine, par une singulière application de la foi catholique, le ramène à sa première résolution. « Tu trembles pour tes enfans, s’écrie-t-il en lui montrant le Christ ; Dieu n’a-t-il pas sacrifié son fils pour le salut du genre humain ? » Pour un croyant, l’argument n’a pas une grande valeur, car il est impossible de séparer la rédemption de la résurrection. Si le Christ s’est fait homme pour mourir sur la croix et racheter le genre humain, il n’a pas renoncé sans retour à sa nature divine ; il est remonté vers son père et doit juger un jour les hommes qu’il a sauvés. Pour peu que Toussaint se souvienne des leçons du moine qu’il écoute, il doit trouver la comparaison assez maladroite. Dieu, en sacrifiant son fils, savait que d’un mot il le rappellerait à la vie ; quel père peut invoquer le même privilège ? Toussaint se laisse pourtant convaincre par cet argument plus que douteux, et s’agenouille aux pieds du Christ. La vue des plaies du Sauveur raffermit sa foi et son courage, quand tout à coup une objection inattendue se dresse devant lui. Il va combattre les blancs, et il adresse ses prières au dieu des blancs. N’est-ce pas une misérable folie ? Ce scrupule équivaut tout simplement à la négation du christianisme. Quelle que soit l’opinion de la science moderne sur l’origine des races humaines, la Genèse rattache toutes les races à une seule famille. Le dieu des blancs est le dieu des noirs, puisque tous les hommes sont fils d’Adam. La justice divine ne tient pas compte de la couleur du suppliant. Il y a dans la défiance et la colère de Toussaint une puérilité que j’ai peine à concevoir. Comment M. de Lamartine, qui a souvent célébré la foi chrétienne en paroles si magnifiques, a-t-il pu descendre jusqu’à inventer de tels enfantillages ? Adrienne revient, et Toussaint, pour connaître le plan de campagne du général Leclerc, se décide à se cacher sous les haillons d’un mendiant. Il sait donner à ses yeux l’apparence de la cécité ; Adrienne guidera le nouveau Bélisaire.