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Le troisième acte repose tout entier sur cette mesquine invention, qui semble empruntée au répertoire de l’Opéra-Comique. Les stratagèmes racontés par Polyen, excellens pour les généraux de l’antiquité, acceptés encore aujourd’hui comme motifs de terzetto ou de quartetto n’amènent sur les lèvres qu’un sourire de pitié, quand ils prennent place dans une action tirée de l’histoire moderne. Il faut prêter au général Leclerc une incroyable ignorance des choses de la guerre pour supposer qu’il ne connaît pas d’avance par ses espions le visage de son adversaire. Toussaint aveugle et mendiant dans un pays où les mendians sont inconnus, puisque les nègres marrons n’ont pour se nourrir qu’à étendre la main, — Toussaint protégé par Pauline Bonaparte contre les ingénieurs français qui veulent abattre sa cabane, — est un ressort que la poésie dramatique ne peut accepter. Acceptons-le pourtant, et voyons quel usage en a fait M. de Lamartine.

Le général Leclerc s’offre lui-même au piège que lui tend le chef africain. Il ne sait où trouver son ennemi, et, pour lui envoyer une lettre, il fait choix de l’aveugle mendiant. Le dialogue de Toussaint et du général est d’un bout à l’autre taillé pour la musique. Le général demande au mendiant s’il connaît Toussaint : le mendiant répond que, pendant trente ans, il a dormi près de lui sous le même ajoupa. — Toussaint aime-t-il ses enfans ? — Interrogé par Dieu même, Toussaint ne répondrait pas. — L’intervention de Dieu dépasse un peu, je l’avoue, les exigences d’une donnée musicale. Le reste de l’interrogatoire se plie parfaitement aux conditions du genre. Les enfans du dictateur, assis près du général Leclerc, entendent la voix de leur père et ne le reconnaissent pas. Ils saisissent une vague ressemblance, et leur mémoire hésite devant les haillons du mendiant. Leur père est devant eux ; et ils ne se lèvent pas pour se jeter dans ses bras. Il faut aller à l’Opéra-Comique pour trouver des enfans si oublieux. Le mendiant parle de son ami, de Toussaint, en termes qui étonnent un peu l’état-major du général. Cependant personne ne songe à se défier du mendiant, qui poursuit librement son dithyrambe, et promet de remettre au chef des noirs la lettre du général Leclerc. Il est impossible de se montrer plus crédule, plus complaisant, de se prêter de meilleure grace au projet de son ennemi. Il est vrai que Toussaint, malgré ce qu’il a dit à sa nièce Adrienne, ne songe guère à profiter du jeu qu’il a dans la main. Il s’est déguisé en mendiant pour connaître le plan de campagne de l’armée française, et il n’adresse pas au général une seule question directe ou indirecte qui puisse le mettre sur la voie des confidences. Le général Moïse, abusé comme Albert, comme Isaac, par le travestissement de Toussaint, vient devant lui livrer au général français le plan du général africain ; Toussaint le poignarde, et s’élance à la mer au milieu des balles qui sifflent à ses oreilles sans l’atteindre ;