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soulevées ? Il était débordé par le parti démagogique et par ce même Kossuth qu’il avait mis naguère en avant, avec l’espoir de le diriger et de le contenir. Batthyany n’était plus ministre, et, après une prodigieuse dépense d’activité, après avoir, durant six mois, payé continuellement de sa personne dans toutes les questions, il tendait visiblement à s’écarter d’un terrain où il commençait à entrevoir de grands malheurs pour son pays. Le patriotisme faisait trop intimement partie de son individualité et de son existence pour qu’il pût le dépouiller ; il avait dans la vertu de sa race une foi trop profonde pour faiblir dans le culte qu’il lui avait voué, mais il n’avait plus confiance dans les partis et dans les hommes entre les mains desquels le sort des Magyars était placé. Il conservait toutefois, en présence du cabinet de Vienne, une parfaite sécurité de conscience, et, lorsque l’armée de Kossuth fut contrainte de fuir devant Windischgraetz, Batthyany fut un de ceux qui s’offrirent pour tenter la voie des négociations. Windischgraetz était préoccupé d’anéantir le parti démocratique hongrois, sauf à essayer plus tard de s’entendre avec quelques membres fidèles de l’aristocratie magyare pour ruiner le slavisme et Jellachich. Le prince répondit qu’il n’avait pas à traiter avec des rebelles. Cette mission fut le dernier acte politique de Batthyany. Windischgraetz, qui voyait en lui le principal promoteur du mouvement hongrois, et qui le tenait encore pour redoutable, le fit jeter, le 8 janvier 1849, dans les prisons de Pesth. Il est donc resté étranger à la lutte qui a recommencé derrière la Theiss sous les auspices de Kossuth et des généraux polonais. Il a perdu sa liberté dans une dernière tentative de conciliation.

Le tort que lui reprocheront les historiens de ces événemens, ce sera moins sa conduite hautaine, mais légale envers le cabinet de Vienne, que les sentimens de dédain et d’intolérance qu’il a déployés dans ses rapports avec les Slaves et les Valaques de la Hongrie. Tout ce que le magyarisme avait amassé de haines et de mépris pour ces peuples pendant quinze ans de polémique et de récriminations amères, Batthyany le portait dans son sein, et, mettant au service de ces passions la puissance imposante de sa vigoureuse nature, il a plus qu’aucun autre travaillé à soulever le slavisme contre la race magyare. Tout prêt à traiter avec l’Autriche aux conditions qu’il lui faisait, il ne songeait, à l’égard des Slaves, qu’à resserrer davantage les liens de la conquête, en repoussant violemment toute idée de transaction. Kossuth, abandonné à lui-même, eût été dès l’origine un démocrate beaucoup plus fougueux, mais il eût peut-être poussé moins loin l’intolérance du magyarisme envers les Slaves. Si Kossuth est resté aveugle sur cette question jusqu’aux derniers temps de la guerre, il ne le devait peut-être qu’à l’impulsion qu’il avait reçue du patriotisme exclusif de Batthyany. Cet exclusivisme partait assurément d’un orgueil très élevé ; mais l’idée qu’il représentait n’était qu’une idée du passé, une tradition expirante, et, il faut bien le dire, dans cette lutte déplorable, les Slaves, les Valaques et l’Autriche elle-même représentaient l’idée la plus libérale, celle qui doit régénérer l’orient européen ; le principe de l’égalité des nationalités.

H. D.


V. DE MARS.