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portraits décorent seuls les panneaux des boiseries. L’un de ces portraits est celui du marquis, vieux soldat représenté avec l’uniforme des beaux jours de sa jeunesse. L’autre, — en le regardant, le comte pousse un cri de surprise : cette gracieuse image d’une femme de vingt ans est-elle bien celle de sa grand’tante ? Oui, c’est la marquise d’Ebersac elle-même, elle était la seconde femme du marquis, et le vieux régisseur raconte ainsi l’histoire de ce second mariage.

« — Comment ! m’écriai-je vivement, la marquise d’Ebersac ?…

« — Est morte à vingt-quatre ans, répondit le régisseur en portant sa main à ses yeux, où venait briller une nouvelle larme.

« Il y eut quelques instans de silence ; je regardai le château, la chambre où je me trouvais, comme si je ne les avais pas vus jusque-là. Philippe comprit que je l’interrogeais du regard, et il reprit la parole :

« — Elle était la seconde femme de M. le marquis, me dit-il, et voici tout ce que j’ai su sur ce second mariage, qui nous a autant étonnés qu’il vous étonne en ce moment. M. le marquis était veuf depuis long-temps, et il avait perdu ses deux fils ; aussi sa vieillesse était-elle bien isolée et bien triste. — On ne riait pas souvent dans ce château, quand il ne s’y trouvait que M. le marquis, la vieille Gothon et moi. J’aurais bien souhaité que mon maître attirât près de lui quelques-uns de ses parens ; mais ni lui ni moi nous ne savions guère où ils étaient. — M. le marquis, dans le temps, s’était brouillé avec M. votre grand-père. Ils avaient rompu pour toujours toute relation de famille, et mon maître me disait souvent qu’il aimait mieux vivre et mourir seul que d’appeler à lui un des membres de la branche cadette de sa maison.

« Nous vivions donc dans notre solitude, sans tracas, mais sans plaisir. Un jour, après l’arrivée du courrier, M. le marquis me fit appeler, m’ordonna de faire atteler les chevaux à son carrosse, qui, depuis je ne sais combien d’années, se reposait sous la remise, et de me préparer à le suivre dans un voyage qu’il allait faire. Nous partîmes en effet le lendemain matin par une journée d’hiver qui ressemblait fort à celle-ci.

« Mon vieux maître et moi, nous ne pouvions voyager ni vite ni long-temps de suite ; aussi nous fûmes trois jours à nous rendre à Carcassonne. — Là, mon maître descendit dans une maison d’assez pauvre apparence ; il fut immédiatement introduit dans une chambre où il y avait un vieillard qui était bien malade et une jeune fille qui pleurait auprès de lui. — M. le marquis appela le malade son ami, son cher et bon ami ; il lui parla avec affection, et lui répéta plusieurs fois qu’il veillerait sur sa fille, qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il pouvait mourir en paix sur le sort de son enfant.

« Deux jours après, le pauvre homme rendit le dernier soupir dans les bras de M. le marquis qu’il remerciait, qu’il bénissait, — et nous, nous reprîmes le chemin d’Ebersac avec l’orpheline, qui pleurait à faire pitié.

« Gothon, avec ses soixante ans, n’était pas bien alerte, M. le marquis et moi nous étions encore plus infirmes ; mais enfin les trois vieux habitans du château firent tout ce qu’ils purent pour soigner et consoler cette jeune fille, qui était douce comme un ange, et qui s’était mise tout de suite à nous aimer.

« Par sa présence, ce château reprit de la vie, et presque du bonheur. — Elle n’était pas gaie, mais son ame avait de la sérénité, et rien qu’en la