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orgueil, triomphe. L’impassible habitant de ces contrées possède ce mobile de toutes choses, la volonté. Il est sûr du succès, parce qu’il veut ; il est calme, parce qu’il est fort ; il agit lentement, parce qu’il réfléchit. Il y a dans le silence des choses sérieuses une beauté que notre ame doit s’étudier à entendre, comme elle entend l’harmonie de ce qui chante, comme elle voit la couleur de ce qui brille.

Au moment où le soleil se levait, une petite barque glissait rapidement le long du fleuve. Deux rames maniées avec force frappaient l’eau et la faisaient jaillir en écume. Une seule personne était dans la barque, c’était un jeune homme, grand, souple, plein d’adresse et de force ; il dirigeait son embarcation le long des sinuosités du rivage, évitant de prendre le fleuve au large, quoique sa course dût en être plus rapide, et pourtant il se hâtait comme s’il eût craint d’être en retard. Mais, à cette heure matinale, la campagne était déserte, et les oiseaux seuls dans leur réveil avaient devancé le jeune homme. Il avait déposé auprès de lui son grand chapeau de feutre gris, et ses cheveux d’un blond foncé, rejetés en arrière par le vent qui frappait son visage, laissaient voir ses traits réguliers, son large front et ses yeux un peu rêveurs, comme ceux des hommes du Nord. Il portait le costume d’un étudiant des universités d’Allemagne. On voyait à son extrême jeunesse que la vie enchaînée aux bancs du collège formait tout son passé, et que c’était pour lui un plaisir encore nouveau que de sentir sur son front la fraîcheur du matin, dans ses cheveux le vent souffler, et dans sa barque le fleuve l’entraîner. Il se hâtait, car il est des momens dans la vie où l’on compte toujours mal les heures ; on les devance, et l’on croit au retard ; puis, si l’on ne peut forcer le temps à précipiter son cours, il est du moins doux d’attendre là où viendra ce que l’on attend. L’impatience est plus calme ; le bonheur semble déjà commencé.

Lorsque la petite embarcation eut doublé un des contours du rivage qui avançait comme un promontoire, elle sembla voler plus rapidement encore, comme si l’œil qui la dirigeait eût aperçu le but de la course. En effet, à peu de distance, le paysage changeait d’aspect. Une prairie arrivait en pente jusqu’au fleuve, et une haie épaisse de saules presque déracinés, inclinés vers l’eau, formait de ce côté la clôture de la prairie. En quelques coups de rames, la barque arriva à l’ombre des saules et s’y arrêta. Ses avirons tombèrent à ses côtés ; une chaîne jetée à une branche d’arbre amarra le canot, qui se balança doucement, bercé par le cours du fleuve. Le jeune homme se leva, et, à travers le feuillage, il regarda au loin ; puis, ne se fiant pas à son regard, il chanta à demi-voix le refrain d’une ballade, une plainte d’amour, poésie nationale de tous les pays de la terre. Sa voix, d’abord voilée pour ne pas passer trop subitement du silence au bruit, s’éleva