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bien-être intérieur et à l’éducation de ses filles ; il n’y a rien là que de très simple.

Et il remit du tabac dans sa pipe.

— C’est encore vrai, mon frère, répondit Guillaume, mais il est également vrai qu’elle était malheureuse. Était-ce un tort de l’être ? Dieu le jugera. . Laissons-lui, Karl, la justice rigoureuse ; nous ayons un peu de pitié ! Pendant ta longue absence, le hasard amena un jour dans ce pays des Espagnols qu’Annunciata avait connus dans son enfance. Parmi eux se trouvait le fils d’un vieil ami de son père. Oh ! quel bonheur mêlé d’émotion la chère enfant éprouva en retrouvant ses compatriotes ! Que de larmes au milieu de sa joie !… car elle ne savait plus être contente, et elle pleurait de tout ce qu’elle sentait. Mais avec quelle ardeur elle parlait la langue de son pays et l’entendait parler ! Elle croyait revoir l’Espagne. Ce furent quelques jours à peu près heureux. Elle avait repris du mouvement et de la vie. Il est si doux de retrouver un ami, et, quand on est jeune, de voir quelqu’un de jeune aussi ! Tu revins ; tu fus cruel, mon frère ; un jour, sans nous en avoir jamais expliqué les motifs, tu as brusquement fermé ta porte aux étrangers. Dis-moi, pourquoi n’as-tu pas voulu que des compatriotes, des amis, un compagnon d’enfance, vinssent parler à ta femme de sa famille. Pourquoi as-tu exigé un isolement complet et une rupture sans retour avec ses amis d’autrefois ? Ta femme t’a obéi sans murmurer ; mais, vois-tu, Karl, elle a plus souffert que tu ne le crois. Je l’ai bien regardée, moi, son vieil ami. Depuis cette nouvelle preuve de ta rigueur, elle est autrement triste qu’elle ne l’était avant. En vain elle devint mère pour la troisième fois, elle resta malheureuse. Frère, ta main s’est trop lourdement appesantie sur cette faible créature !

M. Van Amberg s’était levé et marchait lentement dans la chambre.

— Avez-vous fini, Guillaume ? Cette conversation est pénible, laissons-la, mon frère ! n’abusez pas du droit « pie je nous accorde de me parler librement.

— Non, je n’ai pas encore terminé ce que j’ai à te dire. Écoute-moi, comme si notre père te parlait. Il n’était qu’un paysan, Karl ; mais sa droiture et son cœur auraient eu des conseils à donner à notre science et à nos belles manières. Tu es un mari froid et sévère ; ce n’est pas tout : tu es un père injuste ! Christine, ta troisième fille, n’a pas de toi la part d’affection que tu dois à tes enfans, et, par cette inégalité d’amour paternel, tu frappes encore d’une nouvelle douleur le cœur d’Annunciata. Cette enfant lui ressemble ; elle est ce que j’imagine que ta femme était à quinze ans, une vive et charmante Espagnole ; elle a tous les goûts de sa mère ; elle a de la peine aussi à vivre dans notre climat, et, bien qu’elle y soit née, par une bizarrerie de la nature, elle en souffre