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à confondre l’état avec lui-même, à l’absorber dans sa personne[1]. Trop souvent il prit la voix de ses passions pour celle de ses devoirs, et ce qu’il se vantait d’aimer le plus, l’intérêt général, fut sacrifié par lui à son intérêt de famille, à une ambition sans bornes, à un amour déréglé pour l’éclat et pour la gloire[2]. Sa longue vie le montre de plus en plus entraîné sur cette pente périlleuse. On le voit d’abord modeste et en même temps ferme d’esprit, aimant les hommes supérieurs et cherchant les meilleurs conseils[3], puis préférant qui le flatte à qui l’éclaire, accueillant, non l’avis le plus solide, mais l’avis le plus conforme à ses goûts, puis enfin n’écoutant que lui-même et prenant pour ministres des hommes sans talent ou sans expérience qu’il se charge de former. Ce règne, glorieux à juste titre, offre ainsi des phases très diverses ; on peut le diviser en deux parts presque égales pour la durée, l’une de grandeur, l’autre de décadence, et dans la première on peut de même distinguer deux périodes, celle des années fécondes où tout prospère par une volonté puissante que la saine raison dirige, et celle où le déclin commence, parce que la passion prend de l’empire aux dépens de la raison.

C’est le génie d’un homme du tiers-état, du fils d’un commerçant, de Jean-Baptiste Colbert, qui donna l’inspiration créatrice au gouvernement de Louis XIV[4]. Colbert fut ministre vingt-deux ans[5], et durant

  1. « Enfin, mon fils, nous devons considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre. Il semble qu’il-, fassent une partie de nous-mêmes, puisque nous sommes à la tête d’un corps dont ils sont membres. Ce n’est que pour leurs propres avantages que nous devons leur donner des lois, et ce pouvoir que nous avons sur eux ne nous doit servir qu’à travailler plus efficacement à leur bonheur. » (Œuvres de Louis XIV, t. I, p. 116.) - Ibid., t. II, p. 457.
  2. Voyez l’introduction du bel ouvrage de M. Mignet : Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV.
  3. « Délibérer à loisir sur toutes les choses importantes et en prendre conseil de diverses gens n’est pas, comme les sots se l’imaginent, un témoignage de foiblesse ou de dépendance, mais plutôt une marque de prudence et de solidité. C’est une maxime surprenante, mais véritable pourtant, que ceux qui, pour se montrer plus maîtres de leur propre conduite, ne veulent prendre conseil en rien de ce qu’ils font, ne font presque jamais rien de ce qu’ils veulent. » (Œuvres de Louis XIV, t. II, p. 113.)
  4. Le père de Colbert, marchand de drap à Reims, y tenait boutique à l’enseigne du Long vêtu, et joignait à ce commerce celui des toiles, du vin et du blé. Sa famille avait plusieurs branches également vouées au négoce, dont lui-même fit l’apprentissage à Paris d’abord, et ensuite à Lyon. Revenu à Paris, il quitta la vie de comptoir, et fut successivement clerc de notaire, clerc chez un procureur au Châtelet, commis au bureau de recette financière qu’on nommait des parties casuelles, secrétaire particulier du cardinal Mazarin, et enfin intendant de sa maison. Mazarin, à son lit de mort, le recommanda vivement au roi. On trouve cette phrase dans les instructions que Colbert écrivit de sa propre main pour son fils aîné : « Mon fils doit bien penser et faire souvent réflexion sur ce que sa naissance l’auroit fait être, si Dieu n’avoit pas béni mon travail, et si ce travail n’avoit pas été extrême. »
  5. De 1661 à 1683.