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si désirable se fait attendre, il nous manque comme bien d’autres choses. Cependant il y a encore çà et là des yeux qui savent voir et observer, des esprits qui racontent leurs impressions et les analysent plutôt qu’ils n’exposent les tableaux que la réalité leur a offerts. Le hasard nous fait tomber sous les yeux le journal d’un voyageur anglais à Paris : dans ces notes écrites jour par jour, nous en choisissons quelques-unes parmi celles qui nous ont paru les plus intéressantes. Beaucoup de démocrates se récrieront ; mais ne peuvent-ils supporter que le feu qu’ils ont allumé serve en même temps à éclairer leurs mœurs et leurs aimables physionomies ? L’auteur est évidemment un humoriste, un puritain de la vieille école, peu réconcilié, nous le craignons, avec les nouveautés et les doctrines qui agitent la France à l’heure qu’il est. Nous nous faisons néanmoins le traducteur et l’éditeur responsable de ces pages, responsable, disons-nous, car elles peuvent blesser plus d’une vanité. Les voici : nous les publions sans les corriger, sans amoindrir leur rudesse, sans atténuer leur sévérité, quitte à faire plus tard nos réserves.


Paris, 4 avril 1850.

« Voici bien long-temps que j’observe la physionomie de Paris, et, en vérité, je trouve à cette ville un air affairé plutôt qu’une physionomie véritablement active. En ce moment, dans tous les journaux, dans toutes les brochures, dans toutes les conversations, il n’est question que du travail, des droits du travail, de l’avenir du travail, des misères du travailleur, du rôle du producteur, et des anathèmes que, par sa conduite anti-démocratique, a mérité l’infâme consommateur. Eh bien ! il me semble que le peuple français aime beaucoup plus à parler sur le travail qu’à travailler en réalité. Nous ne voudrions pas cependant étendre cette accusation au peuple français tout entier ; mais, à coup sûr, notre remarque s’applique au peuple parisien. Sous ce rapport, la physionomie que prend Paris à l’approche du soir ne laisse aucun doute. Lorsque le travail du jour est achevé et que les liens de cette obligation éternelle sont détachés pour un instant, alors c’est un merveilleux spectacle que de contempler le moment ou le captif se sent délivré de son assujétissement. C’est un spectacle merveilleux et pourtant terrible, car il annonce à l’observateur quelle triste et sauvage nature est la nature humaine, et comment, sans lois et sans règles, elle va à tous les vents, produisant des plantes stériles sur le bord des chemins poudreux, ou portant des fleurs empestées au flanc des précipices.

Ici, dans ce Paris, quand le travail cesse sous toutes les formes, — travail du marteau frappant sur l’enclume, travail d’additions et de chiffres, travail de ballots expédiés et de recouvremens de fonds, de plaidoyers et de visites médicales, — alors il s’opère un frémissement de plaisir, il s’élève un hourrah silencieux qui se laisse apercevoir dans toutes les démarches, dans tous les yeux, sur toutes les bouches. Lorsque le soir tombe, un philosophe peut surprendre et saisir à nu tous les secrets de cette nature parisienne. Il y a alors, moralement parlant, des Evohé sauvages, des brandissemens de thyrses, des éclats et des élans de satyres, de voluptueux regards. On dirait qu’ici l’ame humaine est joyeuse de voir arriver la nuit et pressée d’entrer dans les ténèbres. Alors les tavernes regorgent d’habitués, les cafés resplendissent, les mauvais lieux