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7 avril 1850.

La démocratie sociale se recrute principalement à Paris dans deux professions : les avocats, les gens de lettres. Le corps des avocats et la cohue des gens de lettres forment deux sociétés souterraines qui sont très peu connues du peuple français lui-même. Ce sont les deux professions qui sont les plus faciles quant au titre à obtenir et les plus difficiles en même temps, si l’on songe aux obstacles sans nombre qu’il faut traverser pour arriver par elles à une position sociale fixe et stable ; et comme ces deux professions sont les plus larges de toutes, comme ces titres d’avocats et d’hommes de lettres sont les plus indéterminés de tous, ce sont aussi les professions et les titres qui cachent le plus de misères. On n’imagine pas le nombre de tous ceux qui à Paris se décorent de ces titres et qui usent le pavé en attendant une révolution : il y a des avocats qui ne donnent que des leçons d’allemand et des hommes de lettres qui n’usent d’autre papier que le livre de comptes de leur estaminet habituel. Je me rappelle que, dans les premiers temps de mon séjour à Paris, je me rendis un jour rue Saint-Jacques, chez un avocat qui prétendait donner des leçons d’allemand, langue que je désirais alors beaucoup apprendre. Je demeurai consterné en apercevant tant de misère unie à une vanité aussi niaise et aussi déplacée. Au dernier étage d’une maison étroite et dont les escaliers rappelaient ces cauchemars où l’on se sent pressé entre deux murs qui se rapprochent toujours, comme pour vous étouffer, habitait l’avocat maître de langues. Pour arriver jusqu’à lui, il fallait traverser tout un détritus de chaises cassées, de meubles vermoulus, de paniers défoncés, de bouteilles sans goulot, de pelles de foyer qui n’avaient pas de poignées, de demi-pincettes et d’autres instrumens pareils ; car le malheureux habitait au-dessus de cet étage qui, à Paris, sert aux portiers à déposer tous les ustensiles de rebut et remplace les greniers. Pompeusement il avait écrit au-dessus de sa porte : M. D., avocat. Cette chambre n’indiquait pas la misère, car elle était la misère elle-même ; les murs nus n’y étaient même pas en haillons, le plafond était depuis long-temps absent. Une robe de chambre innommable recouvrait les membres du malheureux accoudé sur une table à laquelle il manquait un pied, et dont un second était prolongé au moyen de deux briques cassées. La conversation s’engagea, et comme je jetais les yeux sur les sales papiers qui encombraient cette table : « Voici, me dit-il d’un air magistral, le dernier discours d’ouverture que M. le président Dupin m’a envoyé. » Je demeurai confondu de tant de vanité unie à tant de pauvreté.

Hélas ! c’est ainsi que les Français déshonorent presque toujours leurs malheurs et leurs douleurs. Quoi de plus rebutant que cette vanité qui laisse apercevoir des chairs livides et des plaies mal recouvertes à travers les déchirures d’un vêtement en lambeaux ? Nous aussi nous avons nos douleurs, mais notre orgueil nous élève au-dessus d’elles : nous ne les cachons pas hypocritement, nous les voilons tout-à-fait ou nous les montrons toutes nues. Le vieux Job sur son fumier, exhalant ses plaintes, est sublime ; mais celui qui ne cache qu’imparfaitement ses plaies paraît toujours repoussant, même obscène. Et voilà pourquoi les malheurs de la France depuis 1848 n’excitent pas la sympathie,