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serait perdre mon temps, laissez-moi éclairer la question. C’est cette haine, de la réalité (ceci va peut-être sembler un paradoxe) qui est la cause principale du peu d’influence que le christianisme exerce en France au XIXe siècle. L’esprit chrétien est en effet l’ennemi le plus acharné de ce qui s’appelle systèmes et formules. Il répugne à toute discussion, il a l’horreur de la polémique. Ses ennemis l’ont accusé, à cause de cela, d’être l’ennemi des lumières, et pourtant c’est cette haine de la discussion métaphysique qui fait sa force. Repoussant les artifices de la logique, mettant ses dogmes au-dessus de la discussion humaine, il repose sur la vérité absolue, et il vit sur les faits. Ainsi, d’une part, au sommet il est voilé comme le mystère, et en bas sur la terre il est réel comme un fait ; mais les Français ont la haine du mystère non moins que la haine de la réalité, ils ont la rage de tout élucider, de tout disséquer. Le christianisme au contraire ne vit que d’actes, d’actes de foi, d’actes d’amour du prochain ; n’ayant pas à changer de dogmes, ne s’occupant absolument que de rendre cette terre de plus en plus digne des dogmes qu’il enseigne, il ne s’inquiète que du fait réel et porte toute son attention sur les misères et les douleurs de ce monde.

Un Français socialiste ne sait pas et ne saura jamais ce que c’est qu’exercer les vertus chrétiennes et même les vertus de l’humanité. Les socialistes parlent du christianisme, de la rédemption et des dogmes en railleurs ou en philosophes ; ils les exaltent ou les dénigrent, mais se dispensent parfaitement d’exercer les vertus et d’accomplir les actes que recommande le christianisme. Ils crient : Nous sommes tous frères et ils ne savent pas qu’il est inutile de prononcer des paroles aussi larges, si nous pouvons nous exprimer ainsi, d’avouer des sympathies aussi générales, et qu’il suffit, pour témoigner de sa croyance à cette doctrine, de secourir et de tendre la main à ceux de ses frères que l’on rencontre sur son chemin. Ils ne savent pas qu’il est inutile de parler haut des vertus de l’humanité, qu’il suffit de les répandre autour de soi, et d’en faire sentir l’influence dans sa maison, à son foyer, pour satisfaire à tous les devoirs qu’imposent ces vertus. Ce n’est pas la parole qui manque aux Français, c’est l’acte. Ils ont certes un terrible don, le don de la prédication, de la propagande ; mais il leur manque le témoignage, que le christianisme représente comme la première des vertus de l’apôtre. Aussi, dans toutes ses luttes, jamais le Français ne tombe comme un martyr il tombe comme un athlète, comme un soldat, d’une façon toute païenne. Les meilleurs tombent à la façon de César, en se drapant dans leur robe, afin de mourir décemment.

C’est surtout parmi le peuple parisien qu’on rencontre cette vie factice, cette ignorance de la réalité. Le peuple des provinces vit davantage en présence des grandes réalités, des solennités de la vie, si nous pouvons parler ainsi. Par exemple, j’ai remarqué qu’il avait beaucoup plus l’idée de la mort que le peuple de Paris. J’ai toujours beaucoup entendu vanter la bravoure des Parisiens, l’ardeur qu’ils déploient dans les batailles civiles, derrière des barricades ou en face d’une insurrection : défiez-vous de ce courage, il ne sait pas ce que c’est que la mort ; c’est pour cela qu’il ne recule pas, c’est pour cela qu’il avance, qu’il bouleverse, qu’il brise trônes et constitutions. Le Parisien n’a jamais appris la pitié. Le pauvre meurt de faim dans son grenier, personne ne