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par le créancier, la troisième par le juge[1]. On se servit pour payer de peaux de castor et de balles de fusil ; ces dernières valaient un farthing pièce, et avaient cours jusqu’à concurrence d’un shilling. Les Hollandais de Manhattan enseignèrent aux puritains anglais un mode d’échange moins incommode, les wampums, petites billes ou graines cylindriques de deux couleurs, les unes blanches, les autres noires, fabriquées avec les coquillages dont j’ai parlé. Trois grains noirs ou six grains ; blancs passaient pour un penny. On enfilait ces grains, dont un collier valait trois pence, un shilling, cinq shillings et même six shillings, selon le nombre des grains réunis par le collier.

Le difficile travail de civilisation se poursuivait ainsi, non par la richesse, comme on le voit, mais par le labeur obstiné, par l’abeille, en s’aidant mutuellement, en conservant les traditions et respectant l’individualité, la liberté de chaque petit groupe. Chaque commune, concentrée sur elle-même, libre d’exister comme elle voulait, fidèle à ses mœurs personnelles, ne s’en soumettait pas moins aux grandes lois chrétiennes. Point de centre unique et absorbant, nulle prétention théorique, pas de rhéteurs, rien qui rappelât l’unité disciplinaire. Le sentiment de la propriété vivait partout, réunissant sur chaque famille le plus de bonheur possible ; sur chaque village, le plus de richesse possible ; sur chaque province, le plus d’influence et de commerce possible. Tous ces groupes, se balançant par leur force mutuelle, étaient comme pénétrés d’un mouvement d’électricité commune et générale ; l’espoir, la vie, l’activité étaient là. Rien de violent ou d’ambitieux ; rien de chimérique ou de hasardé ; le développement simple et normal du génie teutonique et des institutions du moyen-âge chrétien dans leur essence même, leur variété, leur force et leur liberté.

Non-seulement les élémens féconds et utiles que cette grande époque contenait se retrouvent aujourd’hui en Amérique ; mais les élémens les plus redoutables et les plus farouches du moyen-âge ne sont ni absens ni annulés : ils faisaient partie intégrante des germes solides d’où une nouvelle civilisation devait émaner, et qui possédaient toutes les qualités compatibles avec la vigueur, la résistance, la durée. Ce n’est pas l’absence, c’est l’excès terrible du sentiment chrétien qui a fondé l’Amérique ; c’est lui qui se perpétue sous une forme de fraternité mitigée. Le puritain de 1620, inquisiteur calviniste, qui n’avait été lutter contre la nature que pour échapper à la vieille Europe, où la libre pratique de ses dogmes lui était refusée, nous ferait peur aujourd’hui, tout estimable qu’il fût. Armé du fer et du feu pour frapper à son tour les hérétiques, les magiciens et les magiciennes, ce martyr de la persécution catholique ou anglicane, libre enfin de ses actions, se permettait

  1. Narratives of the first Pilgrins, etc.