Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

littérale entre ces trois illustres modèles et le poète qui, dans ma pensée, s’est formé à leurs leçons, je ne crois pas qu’on puisse nier la parenté intellectuelle qui les unit. C’est à Molière que Béranger a emprunté l’habitude de préférer en toute occasion l’expression propre, l’expression directe, les gens scrupuleux diraient l’expression crue, la périphrase, à l’expression détournée. Béranger appelle volontiers les hommes et les choses par leur nom ; il n’aime pas à laisser deviner sa pensée, il se résout hardiment à nous la montrer telle qu’il la conçoit ; il ne s’accommode pas des réticences, il va droit à son but sans craindre d’effaroucher l’oreille des censeurs. Or, dans ce genre de hardiesse, dans cette passion pour le mot propre, dans cette haine de la réticence, dans ce dédain pour la pruderie, quel homme s’est jamais montré plus constant que Molière ? Depuis le Misanthrope jusqu’à George Dandin, c’est-à-dire depuis la poésie la plus élevée jusqu’à la poésie la plus familière, n’a-t-il pas toujours présenté sa pensée avec une simplicité, une franchise toute rustique ? Aux yeux des poètes de cour, Molière n’est-il pas ce qu’était pour le sénat romain le paysan du Danube ? Où trouver un modèle plus accompli de familiarité sans prosaïsme, d’élégance sans afféterie ? Béranger n’a-t-il pas dû s’instruire à l’école de Molière ? est-il permis d’en douter ? Pour La Fontaine, la parenté n’est pas moins facile à établir. Ce qui caractérise, en effet, le génie de La Fontaine, c’est la simplicité poussée jusqu’à ses dernières limites, simplicité tellement frappante, image si fidèle de la nature, que les ignorans ne savent pas y découvrir le génie. Le langage que La Fontaine prête à ses acteurs est empreint d’une telle naïveté, que les intelligences vulgaires se croiraient volontiers capables de l’inventer ; ou plutôt, si elles consentaient à nous parler avec une entière franchise, si le respect humain ne les retenait pas, si l’admiration commune ne les forçait à déguiser la meilleure part de leur pensée, elles nous avoueraient qu’elles n’aperçoivent chez La Fontaine aucune trace d’invention. Les signes du travail se montrent si rarement, il faut pour les surprendre un œil si exercé, que la foule des lecteurs accepte de confiance le rang assigné à La Fontaine sans deviner, sans comprendre clairement pourquoi les hommes studieux l’ont placé si haut. Eh bien ! ne trouvons-nous pas dans Béranger comme dans La Fontaine une simplicité capable d’abuser les yeux de la multitude ? Chez l’ami de Manuel comme chez l’ami de Fouquet, l’art de bien dire n’est-il pas voilé avec un soin jaloux ? Les détails les plus familiers ne sont-ils pas rassemblés avec un air de négligence qui semble exclure l’intervention de la volonté ? La Fontaine est un écrivain d’une science consommée ; pour le nier, pour en douter un instant, il faut n’avoir jamais cherché pour l’expression de ses sentimens une forme fidèle et précise. Quiconque a essayé une fois en sa vie de dire nettement ce